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Nos Lecteurs ont la Parole

Hypermnésiques : ils leur ont volé leurs morts comme ils volent nos vies

Hypermnésiques : ils leur ont volé leurs morts comme ils volent nos vies

Nouvel effondrement des silos au port de Beyrouth, le 23 août 2022. Photo Mohammad Yassine


Pour mon père

« La révolte n’est pas destruction. Elle est toujours un acte d’amour. Il peut être fort, ferme, tranchant, impitoyable, mais il reste un acte d’amour, un acte de construction. Ne guérissons pas de la révolte (…) car ma révolte n’est pas une plainte ni une posture, elle est énergie. » Fabrice Midal

J’ai été marcher, respirer, courir devant la mer et le ciel au Beirut Waterfont quelques jours avant le 4 août. Je n’avais pas porté mon regard au début sur le port ; je l’avais porté au loin, sur la montagne qui veille, vers Notre-Dame du Liban. Au bout de la promenade, j’ai l’impression d’être en dehors du temps. Et puis je déplace mon regard vers le port et le temps me rattrape illico : je vois les silos qui fument. J’avais complètement oublié la menace d’effondrement et le message reçu de l’ambassade de France sur la nécessité de se tenir à distance. Les silos fument ; petite déchéance, lente malgré les grues tendues vers l’horizon. Du gris. Rien ne semble possible.

Deux ans après la tragédie, les silos brûlent de l’intérieur. Ils brûlent de l’intérieur parce que malgré tout ils se sont tenus droit, mais il ne s’est rien passé. Ils ont tout gardé dedans. On les a regardés, pris en photo, mais personne n’est réellement venu les honorer, leur rendre justice avec tout ce qui bouillonnait dedans. Au contraire, on cherche à les abattre, au Liban, on tire sur les ambulances. Pour éradiquer toute trace du méfait. La violence est multiple, elle se déchaîne à répétitions. Et si des années de guerre nous ont clairement montré que celle-ci ne mène à rien, on a continué à l’exercer. En passant outre, en ignorant, en se dérobant, en entravant les mots, la justice, les célébrations. Violence politique, violence de l’omerta.

Alors les silos se sont courbés. En cette fin de juillet 2022, la fumée roulait, monstrueuse, sinistre remake silencieux de l’apocalypse. Les silos qui se courbent, ce sont Alexandra Naggear, Jean-Marc Bonfils, Nizar Najarian, Marion Ibrahimchah, Diane Dib, les 224 morts que l’on a envie de citer un par un, les 7 000 blessés, un par un, et tous ces hommes et femmes qui pleurent encore les leurs. Non on ne peut pas tuer et tourner le dos et se laver les mains, on ne peut pas vouloir éradiquer toute trace du crime, priver les endeuillés du symbole, du mémorial et revenir à charge, comme si de rien, ni vu ni connu. « Indignez-vous », enjoignait Stéphane Hesserl, rien qu’au nom de la dignité humaine, indignons-nous ! Il y a des choses sur lesquelles on ne peut pas tergiverser. Devant le mal infligé à l’homme par l’homme, on ne peut pas tourner le dos. Les silos brûlent, les hommes sont affamés, mal soignés, achevés et la République ricane. Fin de règne.

Même esprit de dérobade, de négligence et d’arrogance, dans les instances dites garantes d’une certaine dignité humaine, dans des lieux de soins, tel cet hôpital dit « réputé » lequel n’avait pas hésité à surfer sur la vague de la communication de crise pour lever des fonds. Des patients mal traités, mal soignés, et qui souvent décèdent à cause de la négligence des soignants et de l’absence sidérante des hommes et des femmes aux blouses blanches qui ne connaissent même pas le visage de ceux qui s’en sont remis à eux ; de ces êtres vulnérables, rendus encore plus vulnérables du fait de ce traitement à l’à peu près. Regardez les visages de ceux que vous soignez, de ceux dont vous avez la responsabilité. Le visage est une injonction : « Tu ne tueras point » ; lisez Lévinas... Terrifiante nonchalance, terrifiante irresponsabilité… des hommes dont la charge est sacrée et qui se dérobent, protégés par leurs labels et statuts : médecins, banquiers, ministres, policiers, instances de protection, etc. Paresse, suffisance ? Peu importe, les démettre de leur charge et les rendre redevables. Se défaire de la déférence à l’égard de l’autorité. Votre blouse blanche vous oblige ; votre élection vous oblige, votre charge, votre fonction, votre serment ; la confiance que nous vous avons accordée vous oblige. Sauf qu’ils ont pensé que rien ne les oblige parce que nul ne leur demande des comptes. Parce que « l’accountability ie », la « redevabilité » et la justice sont les grandes absentes de notre histoire récente qui font qu’elle n’est pas glorieuse.

Août 2022, date anniversaire de l’explosion du port. Il y a des dates butoir qui ne sont pas que des dates. Elles invitent à poser des actes, elles invitent un déploiement. Tweeter, commenter, compatir, hâbler, n’est pas agir. La « révolte n’est pas une plainte ni une posture, elle est énergie ». En cette date anniversaire d’août où les autorités veulent pour la énième fois éliminer les symboles annihilant de la sorte les témoins du crime, la mémoire mais aussi la régénération possible, il est temps de ne pas céder aux laïus de ceux que rien n’engage : ni leurs mots, ni leurs charges, ni les leurs, ni les morts, ni leur humanité. Les symboles sont justement des traces de cette humanité, une poésie, sans laquelle la vie serait difficilement supportable, a fortiori ici. Les silos de blé c’est la vie, la moisson. Et la saison aurait pu être de moisson car, oui, nous étions si nombreux à nous retrouver au lendemain du 4 août et il en est qui œuvrent encore dans ces champs calcinés. Il est si douloureux de devoir couper ce qui commençait à germer et qui aurait pu devenir un épi blond qui danse.

Au lieu de quoi, les silos fument mais se tiennent encore, à moitié… éprouvés. Tout comme les pins de Beit-Méry, qu’ils ont brûlés. Eux aussi sont encore debout, calcinés. Et la ville ou ce qui en reste est debout, noire. Quelle lumière éclairera-t-elle tous ces spectres ?

Le soir du 4 août 2022, la lune ne brillait pas de tout son éclat comme de coutume, mais elle était là. Comme un signe, un symbole, eh oui ! encore un. Dame lune était là en haut, discrète, fine. Elle les regardait, immuable, suspendue au-dessus de leurs têtes, leur rappelant que quelque chose de plus grand qu’eux était et sera. « La mémoire est dans le cœur », écrivait Mme de Sévigné ; cela est certain. Il est bon cependant qu’elle soit incarnée… en symboles. À Berlin unifiée, partout un mémorial, partout des visages d’hommes et de femmes, en grand, en clair avec leurs noms. Chez eux, les morts sont des visages, ils ne sont pas jetés aux oubliettes ; ils sont des anges – comme ceux qui survolent l’Église du Souvenir – qui veillent sur les vivants et leur donnent des ailes comme dans le film de Wim Wenders, Les ailes du désir. « Les fantômes portent la trace de leurs histoires effilochées et c’est pour cela qu’ils reviennent. Ils attendent d’en découdre, c’est-à-dire de voir leur histoire reprisée par ceux qui leur survivent », écrit Delphine Horvilleur. À charge pour nous de continuer à tisser en dépit des hommes en blouse, mais sans visages, et par la grâce des ailes de ceux qui sont partis.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique Courrier n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, L’Orient-Le Jour offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires ni injurieux ni racistes.

Pour mon père« La révolte n’est pas destruction. Elle est toujours un acte d’amour. Il peut être fort, ferme, tranchant, impitoyable, mais il reste un acte d’amour, un acte de construction. Ne guérissons pas de la révolte (…) car ma révolte n’est pas une plainte ni une posture, elle est énergie. » Fabrice MidalJ’ai été marcher, respirer, courir devant la mer et le...
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