Annoncé comme imminent en fin de semaine dernière, la hausse du taux de change utilisé pour calculer les droits de douane en livres à partir des prix en dollars hors taxes des biens importés et exportés – appelé « dollar douanier » par les autorités – est désormais au point mort dans un Liban en crise marqué par une brutale dépréciation de la monnaie, un fort taux d’inflation, des restrictions bancaires et une grève d’une partie des fonctionnaires.
Aucun responsable ne semble en effet disposé à assumer de relever ce taux, établi actuellement à la parité officielle de 1 507,5 livres pour un dollar, à 20 000 livres comme décidé par le gouvernement sortant lors d’une réunion informelle la semaine dernière, dans un dossier qui est sur la table depuis le début de l’année.
Si la réunion programmée depuis vendredi entre le ministre sortant des Finances, Youssef Khalil, et celui de l’Économie et du Commerce, Amine Salam, s’est bien tenue hier, elle n’a donné lieu à aucune annonce, alors qu’elle devait en principe servir à ajuster les différents ratios de taxation, concernant en particulier les denrées alimentaires, en amont d’un ajustement du taux qui devait être effectué dans les jours à venir. Contactés, les services de presse des deux ministres n’avaient aucune information à relayer.
Deuxième plus forte inflation du monde
Lors d’une réunion avec Youssef Khalil, une délégation des organismes économiques – l’organisation patronale présidée par l’ancien ministre et homme d’affaires Mohammad Choucair – a aussi constaté la mise en suspens du dossier. « La surprise, c’est qu’il n’y aura finalement pas d’initiative gouvernementale pour procéder à cet ajustement, vu que le Conseil d’État a jugé, dans un avis rendu après avoir été saisi par la présidence de la République, que la couverture assurée par la loi n° 93 de 2018 s’appliquait au taux de taxation et non au taux de change utilisé », a expliqué à L’Orient-Le Jour le secrétaire général des organismes économiques et président de l’Association des commerçants de Beyrouth (ACB), Nicolas Chammas.
Il s’agit de la loi n° 93 du 10 octobre 2018, à travers laquelle le Parlement avait accordé au gouvernement le droit d’intervenir pendant cinq ans dans le domaine douanier (alors que cela relève en principe de la compétence du pouvoir législatif). En revanche, certains experts avaient jugé que ladite prérogative ne pouvait être accordée qu’à un gouvernement de plein pouvoir et non à un exécutif chargé des affaires courantes comme c’est le cas actuellement – le gouvernement de Nagib Mikati ayant démissionné dans le sillage des législatives du 15 mai et n’ayant toujours pas été remplacé. Mais le Premier ministre désigné avait tout de même tenté de faire passer la mesure via un décret itinérant que le président n’a pas signé, avant de demander au ministre des Finances de passer à l’acte via une demande écrite transmise après la réunion informelle des ministres mardi passé.
Mais rien n’y a fait, d’autant plus que la décision de multiplier d’un coup le taux de change du dollar douanier par 13 a été critiquée par de nombreuses voix, dont celle du Rassemblement des dirigeants et chefs d’entreprise libanais (RDCL). Estimant que la mesure n’avait pas été étudiée en amont, l’association s’est prononcée ce week-end en faveur d’une unification des taux de change dollar/livre qui coexistent actuellement (le taux officiel, celui du marché à environ 34 000 livres pour un dollar, le taux de retrait de la circulaire n° 151 à 8 000 livres, etc.) couplée à une baisse des taux de taxation des droits de douane existants afin d’assurer une transition donc à même de limiter l’inflation liée à l’ajustement des droits de douane. Pour les organismes économiques, s’exprimant via la voix de Mohammad Choucair, une solution temporaire consisterait à augmenter le taux du dollar douanier de manière plus progressive, avec un premier palier situé entre « 8 000 et 10 000 livres ». Au niveau des politiques, le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah a considéré lors d’un discours vendredi que la hausse du taux du dollar douanier à 20 000 livres était « nuisible et inappropriée », appelant lui aussi à ce que les répercussions d’une telle décision soient correctement étudiées.
Il reste difficile de mesurer l’impact exact de cette mesure, vu que les droits de douane sont très différents d’un produit à l’autre (certains sont exonérés, d’autres sont taxés jusqu’à 70 %). Les analystes de Fitch Solutions ont, pour leur part, récemment majoré de 22,3 points leurs prévisions sur l’inflation annuelle au Liban en 2022, qui passera de 155,7 % à 178 % sous l’effet de la hausse du dollar douanier en une fois à 20 000 livres, mais aussi de celles des frais de port et des tarifs des télécoms (en juillet dernier). Pour Fitch, il s’agirait du deuxième taux d’inflation le plus important du monde après celui du Soudan. À Beyrouth, Mohammad Chamseddine du centre de recherche Information international a pour sa part estimé que les droits de douane pourraient passer de 470 milliards à 3 200 milliards de livres avec un dollar douanier à 20 000 livres.
Patate chaude
Des projections qui pourraient rester lettre morte si l’exécutif lâche bien le dossier et que le Parlement, à qui il semble vouloir reléguer la patate chaude, ne prend pas l’initiative. « Le gouvernement sortant n’a pas fait les choses dans l’ordre, c’est-à-dire préparer un projet de loi qui propose d’augmenter le taux employé pour calculer les montants des droits de douane en livres en se basant sur une étude d’impact solide sur les prix et en prévoyant une série de leviers pour lutter contre les abus et empêcher que la mesure ne bénéficie à la contrebande », regrette le président de la commission des Finances et du Budget, Ibrahim Kanaan. En théorie, les projections concernant la mise en œuvre d’un tel ajustement auraient dû être intégrées dans le projet de budget pour 2022 préparé par l’exécutif et actuellement étudié par la commission, en vue d’être ensuite votées par l’assemblée plénière. Le texte, qui sera le cas échéant voté en dehors des délais constitutionnels, a été transmis l’hiver dernier et doit en principe faire l’objet d’une ultime réunion jeudi.
L’ajustement du dollar douanier devait en principe augmenter rapidement les recettes afin de permettre à l’État de mieux payer des fonctionnaires mécontents que leurs salaires n’aient toujours pas été ajustés à la dépréciation de la livre et l’inflation. Mais le fait que sa mise en œuvre soit aujourd’hui incertaine pose la question des alternatives existantes. Selon le député de Zahlé l’industriel Michel Daher s’exprimant sur Twitter, l’absence de solutions contraindrait l’État à faire tourner davantage la planche à billets et à puiser dans les réserves de devises détenues par la Banque du Liban, ce qui contribuerait à faire encore plus flancher la valeur de la monnaie nationale face au dollar. D’autant que la classe dirigeante semble toujours aussi peu disposée à s’atteler aux réformes listées dans l’accord préliminaire conclu le 7 avril dernier avec le Fonds monétaire international et dont la mise en œuvre pourrait pourtant ouvrir la voie au déblocage d’une assistance financière de 3 milliards de dollars sur 4 ans, une première étape pour redresser le pays.
De grâce, commencer par relever les taxes sur les produits de luxe, les grosses voitures et autres produits non essentiels. Même si cela ne rapporte pas des milliards, voire au risque d’en perdre, cela rapportera une lueur d’espoir qu’il y a un morceau de cervelle dans ce gouvernement.
15 h 38, le 23 août 2022