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Marchands de désespoir

C’est une blague qu’on racontait au sujet d’un pays arabe qui venait de se doter d’une administration « socialiste » se voulant – et se trouvant – exemplaire. Un citoyen se rend à la coopérative pour acheter du poulet. Au premier guichet, il lui est demandé de préciser sa requête : en plumes ou déplumé? « Déplumé », répond l’homme qui est aussitôt orienté vers un autre bureau, deux bâtiments plus loin. Au guichet des poulets déplumés, on lui demande s’il veut un poulet entier ou découpé. « Découpé », répond le citoyen docile qui est de nouveau orienté vers un troisième bureau à l’étage où il lui faut choisir entre ailes ou cuisses. Et quand il répond « cuisses », il est prié d’aller retirer sa commande au rez-de-chaussée où il se rend avec beaucoup d’espoir, pour enfin s’entendre dire : « De poulet, nous n’avons pas, camarade, mais que pensez-vous du nouveau système? » Au Liban, pays d’abondance à la même époque, on ricanait doucement de ce côté crâneur des États voisins qui avaient tout nationalisé au prétexte de la décolonisation et de l’égalité sociale et qui, au final, n’avaient à offrir à leurs citoyens que des couches de paperasse multicolores. Les plus futés parmi ces derniers réussissaient à se faire embaucher au sein de la lourde machine procédurière qui, elle, pour peu que l’on sache lécher un timbre après la botte d’un haut placé, se chargeait de déguiser la pauvreté en statut honorable. Voilà que nous rions les derniers. Comme presque tous les Libanais et Libanaises qui cumulent deux, parfois trois emplois pour tenir un peu plus longtemps jusqu’au prochain salaire, Y. évite de se confronter à la kafkaïenne administration libanaise à moins d’une urgence. Le chaos, la cohue, la perte de temps, les documents qui manquent inévitablement, les timbres introuvables, rien n’encourage à se lancer dans une procédure, à moins d’une extrême urgence. Y. a pourtant besoin de faire renouveler son passeport. Comme tous les Libanaises et Libanais qui n’ont naturellement pas pensé à faire renouveler leur document en 2021 parce qu’il était encore valide et que les passeports, cette année-là, n’avaient pas grande utilité en plein confinement planétaire, elle ne peut plus procrastiner. Bonne nouvelle : la prise de rendez-vous se fait sur une plateforme numérique.

Page d’ouverture : « Tout citoyen a le droit de présenter une demande de passeport si son passeport a moins de 18 mois de validité, et s’il répond aux conditions suivantes. » Parmi ces conditions : être résident dans un pays étranger, avoir un visa sur son passeport actuel, avoir un rendez-vous de visa confirmé dans le mois qui suit sa demande, être étudiant ou accepté dans une université à l’étranger, suivre des soins à l’étranger ou bénéficier d’un contrat de travail. Jusque-là tout va bien. L’ouverture est un peu juste, mais elle est juste. À la deuxième étape, on vous demande de choisir un rendez-vous : normal ou urgent. Besoin d’un rendez-vous urgent? Pas si vous n’avez pas de certificat de résidence ailleurs. Un rendez-vous normal, alors ? Y. tombe des nues : le prochain rendez-vous disponible est proposé en… janvier 2024 ! Mais… « mais que pensez-vous du nouveau système? »

Le numérique ajoute à la froideur administrative une perversion supplémentaire : l’impossibilité de toute discussion ou réclamation. D’ailleurs, nos banques démonétisées en usent et abusent. Que de fois sommes-nous rentrés bredouilles après avoir patienté des matinées entières à ces guichets où l’on nous annonçait tout à coup que « le système a planté » ? Est-ce cela la gouvernance de l’avenir ? Des algorithmes et des systèmes qui empêchent vos vies d’avancer au prétexte qu’ils sont souverains et plantent quand bon leur semble ?

Nous voici sur le versant descendant de l’été. « Bientôt nous sombrerons dans les froides ténèbres », disait Baudelaire. Mais nos ténèbres à nous ne sont pas faites de gros hivers. Elles sont tissées par les marchands de désespoir qui nous prennent littéralement en otage. Leur matière est l’absence, la séparation des familles et des êtres chers. Elles sont obscurcies par d’incessantes menaces de guerre et de troubles, une gouvernance éternellement grippée, des solutions inaccessibles et l’impossibilité d’un pays.

C’est une blague qu’on racontait au sujet d’un pays arabe qui venait de se doter d’une administration « socialiste » se voulant – et se trouvant – exemplaire. Un citoyen se rend à la coopérative pour acheter du poulet. Au premier guichet, il lui est demandé de préciser sa requête : en plumes ou déplumé? « Déplumé », répond l’homme qui est...
commentaires (4)

Reagan adorait raconter cette blague soviétique: un homme se rend à l'agence pour acheter une voiture. Il paie, et demande quand sa voiture arrivera-t-elle. Le vendeur lui répond : "revenez dans dix ans exactement". L'acheteur: avant ou après midi ? Le vendeur: qu'est ce que ça peut vous faire ? L'acheteur: ben parce que l'avant midi y'a le plombier qui vient...

B Malek

23 h 26, le 20 août 2022

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Commentaires (4)

  • Reagan adorait raconter cette blague soviétique: un homme se rend à l'agence pour acheter une voiture. Il paie, et demande quand sa voiture arrivera-t-elle. Le vendeur lui répond : "revenez dans dix ans exactement". L'acheteur: avant ou après midi ? Le vendeur: qu'est ce que ça peut vous faire ? L'acheteur: ben parce que l'avant midi y'a le plombier qui vient...

    B Malek

    23 h 26, le 20 août 2022

  • Presque tous les libanais ont deux nationalités

    Eleni Caridopoulou

    20 h 48, le 18 août 2022

  • TRES BON FIFI. PAS DE POULETS... OUI... CAR LES COCHONS GERAIENT ET GERENT L,ENDROIT.

    LA LIBRE EXPRESSION

    10 h 04, le 18 août 2022

  • ...ouf....oui.

    Marie Claude

    07 h 41, le 18 août 2022

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