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Nos Lecteurs ont la Parole

Le sourire tragique

Quand la voix du muezzin retentissait avant l’aube du haut du minaret pour appeler les fidèles à la prière, il partait avant que le Soleil se fût totalement levé à la cueillette des feuilles vertes de tabac toutes ruisselantes de la rosée du matin.Et puis, dans la fraîcheur, à l’ombre d’une treille couverte d’une vigne, il passait la journée avec sa famille à la terrasse, assis sur une natte à les enfiler dans des cordelettes au moyen d’aiguilles longues en fer, le bout des doigts tout collant et noirci. Pendant la période de récolte des olives, il grimpait courageusement sur les arbres au feuillage luxuriant pour secouer ses branches qui sont chargées de fruits afinn de les faire tomber sur une toile de jute posée au sol. Mahmoud vivait au rythme des saisons, mais le gagne-pain dérisoire au village avait le même goût que la saveur amère des feuilles vertes de tabac. Avec le temps, il imaginait que l’espoir en un avenir meilleur était ailleurs ; sur le chemin qui mène vers la ville.Ce jour-là, il quitta le village, non sans un pincement au cœur, pour aller s’installer dans la capitale, qu’il ne connaissait que de nom, baluchon de vêtements à la main. Avant de prendre le vieil autobus, il humait à pleins poumons, les yeux fermés, comme si c’était pour la dernière fois, l’air frais et délicieux transportant la senteur de la terre se mêlant aux odeurs agréables, subtiles et entêtantes des boutons de rose de fleurs d’oranger de bigaradiers qui embaumaient l’air de leur parfum doux et frais.À l’arrivée, il fut frappé par une odeur indéfinissable, désagréable et suffocante qui se répandait à l’entrée assourdissante du quartier qui hébergeait des exilés ruraux. Il se retrouvait entre quatre murs, où tout moisissait, dans une chambre aveugle dépourvue de fenêtre, obscure, exiguë, les murs blancs ruisselaient d’humidité, sans autre ameublement qu’un vieux matelas au sol, en mousse, et un vieux tabouret sur lequel était posé son baluchon de vêtements. Située au rez-de-chaussée, la chambre donnait sur la petite cour du quartier couverte de sable gris cendré et parsemée de petits cailloux, entourée d’un pâté de maisons délabrées et en piteux état. Devant la porte d’entrée, une minuscule petite terrasse, lieu des discussions oiseuses et futiles à n’en plus finir pour des hommes désœuvrés, alors que les femmes se réunissaient en cercle avant le coucher du Soleil sous l’olivier sauvage de la cour, assises sur des casiers à légumes en bois, à bavarder à voix basse, leur corps bougeant au rythme des propos échangés.Sans travail et sans aucune attache amicale ou familiale, l’avenir meilleur n’était qu’une chimère impossible à atteindre. Il s’est rendu compte qu’il avait fui la misère pour la misère noire. Dans cette détresse accablante et sans issue, seul le sourire de Fatima était capable de lui donner l’espoir, de le rendre heureux, d’atténuer sa solitude et de mettre un bémol de douceur à son exil citadin insipide et malheureux. Fatima l’a précédé de quelques mois pour rejoindre la ville. Dès son arrivée, elle ôta son foulard, et sa jupe arriva juste au-dessus du genou. Elle souriait à tout le monde, y compris à Mahmoud ; de ce sourire, naquit une passion amoureuse déraisonnée, mais hélas pour lui, c’était un amour qui ne se nourrissait pas de réciprocité. Pour mieux la séduire, il changea de style vestimentaire d’une manière qui ne lui ressemblait pas : il abandonna son sarouel noir bouffant au profit d’un pantalon à patte d’éléphant que l’on appelait « Charleston » à carreaux jaunes et une chemise fleurie à col plat, large et pointu, ouverte sur son torse poilu. Oisif, il passait sa journée accoudé contre le tronc noueux de l’olivier, debout à attendre le passage de Fatima en jouant avec sa moustache épaisse aux extrémités bouclées qui remontent fièrement vers le haut. Il n’eut d’yeux que pour son sourire qui donnait du sens à sa vie, mais avec le temps, les passages de Fatima s’espaçaient de plus en plus. Quand les déceptions dues à son absence se multipliaient, Mahmoud s’enfermait dans sa chambre qui préfigurait pour lui sa tombe. Il commençait à considérer sa vie dans le quartier comme faisant partie des préparatifs au grand départ, et le blanc des murs renvoyait au linceul. Et puis, un jour, Fatima s’en alla définitivement sans laisser d’adresse ni d’explication. Peut-être était-ce un mariage par enlèvement ? Ses espoirs anéantis, il n’avait plus ni la force de vivre ni la raison. La disparition de Fatima emporta avec elle la vie de Mahmoud. Dans le quartier, les grillons noirs qui rythmaient nos nuits d’été se turent, et les femmes changeaient d’apparence, portaient des habits de deuil et ne repassaient plus le khôl noir au contour des yeux. Quand les bulldozers ont eu raison de ce quartier en le transformant en amas de pierres et de sable, il ne restait que cet olivier sauvage, ses racines ayant résisté au bord tranchant du bulldozer, à attendre le passage de Fatima, à attendre son sourire pour Mahmoud.

Alain DIAB

Auteur

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Quand la voix du muezzin retentissait avant l’aube du haut du minaret pour appeler les fidèles à la prière, il partait avant que le Soleil se fût totalement levé à la cueillette des feuilles vertes de tabac toutes ruisselantes de la rosée du matin.Et puis, dans la fraîcheur, à l’ombre d’une treille couverte d’une vigne, il passait la journée avec sa famille à la terrasse, assis...

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