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Lifestyle - Beyrouth Insight

Samir, le maître chanteur de la Corniche

Sous une pluie diluvienne ou sous un soleil écrasant, tous les jours et à toutes les heures de la journée, il offre sa voix, sa bonne humeur et son sourire à des passants en quête de légèreté. Il s’appelle Samir el-Khoury et il est chanteur du dimanche et des autres jours.

Samir, le maître chanteur de la Corniche

Samir el-Khoury, le maître chanteur de la Corniche. Photo C.H.

Avec sa gueule de métèque, son allure d’artiste, son chapeau, ses lunettes, ses pantalons de toutes les couleurs et son enregistreur pendu au cou, Samir est le maître chanteur de ce bord de mer. Le visage hâlé, creusé de profondes rides, un grand sourire édenté, Samir vient semer du bonheur sur cette corniche qui appartient à tous, et fait chanter les plus silencieux. 76 ans au cadran de sa vie pas toujours facile, surtout ces dernières années, il vient ici autant pour guérir et oublier ses maux que pour caresser les mots des autres. Car Samir rêvait d’être poète ou chanteur. Ou les deux à la fois.

« Je m’appelle Samir Élias el-Khoury, je ne mens pas », jure-t-il en brandissant sa carte d’identité sortie d’un vieux portefeuille froissé presque vide. Son nom ne vous dira rien, mais son visage, sa présence et ses sollicitations discrètes, sans être insistantes, sont touchants. Samir, muni de son vieil enregistreur des années 70, d’un micro qui chante faux et de son énergie fabuleuse, égrène des airs qui sont devenus son répertoire quotidien. Il chante, s’égosille, aligne quelques pas de danse et rend les gens heureux, même si parfois, le cœur n’y est pas. Le sien ou celui de ces étrangers dont il croise un instant le regard. « Je suis né au centre de Aïn Mreissé, mon sang, mon identité, mon être tout entier appartient à ce lieu. » « Mais, habibit albé, mon grand amour, c’est la grotte aux Pigeons. Tu veux savoir pourquoi ? »

Samir el-Khoury, le maître chanteur de la Corniche. Photo C.H.

J’aurais voulu être un poète

De son enfance qui semble avoir été difficile, il préfère par pudeur taire les détails les plus personnels. Samir n’aime pas parler de malheurs mais plutôt des bontés que « Dieu merci, la vie nous offre encore ». Il confiera en quelques mots brefs que, très jeune, il fuyait déjà et régulièrement la maison, avant de partir définitivement à l’adolescence ; que durant toutes ces années de fugues régulières, il aimait se réfugier face à cette grotte aux mille et une histoires. « Regarde, dit-il en sortant de ce même portefeuille gardien de ses souvenirs un cliché du site, on dirait une femme. Regarde bien, tu peux distinguer son profil, ses cheveux, son nez, ses yeux, son menton. Tu vois ? La grotte, c’est ma mère, c’est elle qui m’a recueilli dans mes moments de solitude. » « Un jour, raconte-t-il, j’étais installé devant elle, arrive un monsieur un cahier à la main. » « Ammo, qu’est-ce que tu fais là, pourquoi n’es-tu pas à l’école ? » lui demande-t-il. Alors que l’écolier déserteur lui confie sa passion pour cette dame sans âge, la décrivant avec ses mots pleins d’amour, l’inconnu lui précise : « Je m’appelle Nizar. Un jour, tu entendras parler de moi. Un jour tu me liras. » C’était Nizar Kabbani, celui que l’on surnomme le poète de la femme… « Il m’a écouté, je l’ai inspiré… » Et Samir de fredonner fièrement les paroles de Risala Men Taht el-Maa, chantée par Abdel Halim Hafez… « J’ai découvert la chanson à 19 ans et j’ai compris… »

Samir el-Khoury, le maître chanteur de la Corniche. Photo C.H.

Itinéraire d’un enfant pas vraiment gâté

Mais le jeune Samir ne sera pas poète. En grandissant auprès d’une famille de substitution qui l’a « ramassé de la rue », il apprend le métier de menuisier et ferronnier, qu’il exercera durant toute sa vie active. Père de 4 enfants, Hoda, Imane, Rawya et Mohammad, veuf depuis quelques années et au chômage, il arpente le bord de mer, de Aïn Mreissé à Raouché, sa vie entière dans un modeste sac en bandoulière. « Au début, je venais juste marcher et me changer les idées. J’ai commencé à chanter il y a 5 ans. Ça m’a plu et ça a plu. » Sans emploi, sans domicile, un ami lui a prêté sa boutique fermée pour y vivre loin de la rue. « J’ai posé un matelas au sol et tout va bien. Je suis très bien, dit-il avec le sourire, il n’y a juste pas de salle de bains… Je me débrouille, merci mon Dieu. C’est lui qui m’a donné cette force. » En dépit de ces conditions de vie précaires, un repas par jour, essentiellement « des falafels » quand il peut se les payer, ou des biscuits, il débarque sur la scène de la Corniche toujours bien sapé, même s’il n’a pas pris une douche depuis quelques jours, coquet et heureux. Un peu Assurancetourix, mais ce n’est pas grave. Quand il arrive à semer un instant de bonheur, notre barde local, les jours généreux, récolte une cinquantaine de billets. Il ne s’en plaint pas et continue de remercier son Dieu.

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« Tu dois faire chanter et danser les gens. Tu dois les faire sourire. Et pour pouvoir le faire, tu dois toi-même sourire… Quand un enfant chante avec moi, c’est comme si tu m’avais donné un million de livres. Quand je débarque ici, je mets tous mes problèmes de côté, j’oublie tout. » « J’accepte tout, poursuit-il, le sourire rangé, le visage plissé, sauf l’impolitesse, la méchanceté, le mot qui blesse. Une fois, un homme m’a enlevé mon chapeau de la tête et je n’ai pas du tout aimé ça. Je lui ai demandé de ne jamais le refaire. Je pense qu’il a compris. » Alors, après avoir terminé son récit, et sans trop connaître la part de vérité d’une vie digne d’un roman de Victor Hugo, mais qu’importe, et parce que the show must go on, en dépit de nombreuses fausses notes, Samir el-Khoury salue ses amis, eux aussi des habitués des lieux, dont il connaît tous les secrets, active son magnétophone, choisit une chanson, appuie sur play. Puis il serre son vieux micro agonisant, et entre en scène. Inlassablement, généreusement. Rappelant à qui l’entend, à qui l’écoute surtout, que Beyrouth est une ville qui vit et survit. Un peu comme lui. « Le plus important est d’avoir la conscience tranquille. La faim ? Ce n’est pas grave… Al-Hamdou Lillah... »

Avec sa gueule de métèque, son allure d’artiste, son chapeau, ses lunettes, ses pantalons de toutes les couleurs et son enregistreur pendu au cou, Samir est le maître chanteur de ce bord de mer. Le visage hâlé, creusé de profondes rides, un grand sourire édenté, Samir vient semer du bonheur sur cette corniche qui appartient à tous, et fait chanter les plus silencieux. 76 ans au cadran...

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