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Lifestyle - La carte du tendre

Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera

Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera

Excursion d’une classe de 4e en montagne, le 11 avril 1975. Coll. Georges Boustany

La jeune fille qui boude dans son coin a totalement détourné cette photo à son avantage. Au verso, on apprend qu’elle s’appelle Samar Kammourieh et qu’elle « est fâchée ». C’est, après tout, le but de toute bouderie : attirer l’attention sur soi. Si l’on ajoute que Samar n’est pas moche et même qu’elle a du chien avec une attitude de garçon manqué, des cheveux châtain clair, de grands yeux et un visage aux proportions agréables, il faut reconnaître que la jeune rebelle a les moyens de sa politique. Ce qui la distingue n’est pas seulement qu’elle fait la tête : elle s’habille résolument comme un garçon de l’époque, pantalon pattes d’eph, espadrilles sur chaussettes, tee-shirt banal. Elle est, en somme, à l’exact opposé du reste du groupe composé de filles qui cherchent à plaire, féminines jusqu’au bout des imprimés, souriant de toutes leurs dents, les visages encore pleins des rondeurs candides de l’enfance. Elles se sont déchaussées et se protègent du soleil avec les sombreros à la mode de l’époque, comme l’étaient pour les hommes ces infâmes moustaches mexicaines qui leur donnaient des airs de tueurs.

Aujourd’hui, on appelle cela le photobombage : la scène se passe dans le cadre d’une sortie de classe de 4e en montagne. Les filles se sont positionnées pour une photo de groupe : assises devant, debout derrière. Le décor est celui d’une grève caillouteuse, une eau que l’on dirait limpide coule au premier plan, enfin c’est le Liban idyllique. Samar, elle, a refusé de se joindre au groupe : la voilà bombardée star de la scène, au point que celles qui se sont placées à l’arrière sont carrément coupées, c’est-à-dire effacées de la mémoire. On peut espérer pour elles qu’une autre prise a suivi celle-ci, mais c’est celle-ci qui fera la « Dernière » de L’Orient-Le Jour. Et pas seulement parce que Samar boude : cette photo a été prise un vendredi, et pas n’importe quel vendredi. Elle a été prise le vendredi 11 avril 1975, deux jours avant le 13 avril qui allait marquer, pour le demi-siècle suivant, le début de nos malheurs.

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Cette année, nous en sommes à quarante-sept ans depuis ce tragique dimanche. Quarante-sept ans, c’est abyssal, presque une vie humaine. Ceux qui ont vécu cette journée fatale s’en souviendront dans les moindres détails jusqu’à la fin de leurs jours. Et ils seront de moins en moins nombreux au fur et à mesure que le temps passe. Comme ils seront de moins en moins nombreux à voir la fin de cet interminable cauchemar. Car jusqu’en 2020, on pensait que la « guerre du Liban » avait commencé le 13 avril 1975 et s’était terminée le 13 octobre 1990. Quinze ans et six mois jour pour jour, cela avait le mérite d’être clair et net, cela faisait sens, cela pouvait se raconter sans risque de se tromper et à la fin la page était tournée, le résultat désastreux, mais nous étions prêts à vendre notre âme au diable pour ne plus entendre les détonations, sentir l’odeur de cramé et scruter chaque matin avec anxiété la liste des victimes de la veille.

Vinrent les explosions du 4 août 2020 qui détruisirent ce qui ne l’avait pas encore été, ou ce qui avait été réparé. Poussant au paroxysme une crise économique sans précédent, pulvérisant les derniers espoirs des années de reconstruction qui n’avaient pourtant pas été un parcours de santé, elles étaient l’indication que la guerre n’était peut-être pas terminée. Aujourd’hui, c’est une certitude : les quinze ans et demi n’étaient que le premier chapitre d’un ouvrage toujours en cours de rédaction.

Au bord de la rivière

Ce même vendredi 11 avril 1975, pendant que nos jeunes filles posent au bord d’une rivière, le président de la République Sleiman Frangié entre à l’hôpital de l’Université américaine de Beyrouth, appartement 1002, pour une ablation de la vésicule biliaire. La journée sera marquée par le défilé des personnalités et les livraisons de centaines de bouquets de fleurs. Le soir, les Six Gales, dont les vedettes sont Yvette Sursock et Alec Khalaf, présenteront en avant-première pour la presse leur dernière comédie au nom terriblement prémonitoire pour le demi-siècle à venir : Dab el-Talj (la neige a fondu). Dans son théâtre, leur concurrent Hassan Alaëddine, alias Chouchou, poursuivra son cabotinage dans Khaymet Karakoz, mis en scène par Roger Assaf. Notre comédien national sera terrassé par une crise cardiaque le 2 novembre suivant. À la fête des Morts.

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Et nos filles ? Rentrées chez elles en chantant à tue-tête dans leur bosta brinquebalante, elles termineront la journée devant la télé, entre The Six Million Dollar Man, Foursat Omr (diffusés en noir et blanc), ou Valérie (en couleurs, pour celles qui ont des parents riches). Le dimanche suivant, elles passeront une autre journée en plein air, avec leurs familles cette fois, profitant de températures étonnamment douces pour la saison : vingt-trois degrés à Beyrouth, vingt aux Cèdres. Sur la route du retour, elles entendront les communiqués (moulhak) à la radio qui rapporteront avec force adjectifs barbares la double tragédie de Aïn el-Remmané : une église mitraillée, un premier mort Kataëb nommé Joseph Abou Assi, puis le carnage du bus transportant des fedayine palestiniens, 27 morts. En apercevant des miliciens encagoulés et armés sur les toits des immeubles, papa, fou d’inquiétude, va sans doute accélérer dans des ruelles totalement désertes pour rentrer à la maison, évitant les grands axes où déjà des civils en colère brûleront des pneus.

Lao-tseu, le fondateur du taoïsme, disait : « Si quelqu’un t’a offensé, ne cherche pas à te venger. Assieds-toi au bord de la rivière et bientôt tu verras passer son cadavre. » Assises au bord de cette rivière, Samar et ses amies avaient treize ans. En 2022, les voilà grands-mères de 61 ans. Comme elles, nous sommes toujours assis au bord d’une rivière qui ne charrie que nos souvenirs, attendant d’y voir passer ceux qui ont détruit nos vies. Mais le mal est résistant : c’est à se demander si nous n’allons pas descendre nous-mêmes vers la mer de l’oubli avant la fin de l’histoire.


Auteur d’« Avant d’oublier » (Les éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier à travers une photographie de sa collection, à la découverte d’un pays disparu. L’ouvrage est disponible mondialement sur www.BuyLebanese.com et au Liban au numéro (WhatsApp) +9613685968.

La jeune fille qui boude dans son coin a totalement détourné cette photo à son avantage. Au verso, on apprend qu’elle s’appelle Samar Kammourieh et qu’elle « est fâchée ». C’est, après tout, le but de toute bouderie : attirer l’attention sur soi. Si l’on ajoute que Samar n’est pas moche et même qu’elle a du chien avec une attitude de garçon manqué, des...

commentaires (10)

samar ou sahar kammourieh? on trouve une photo sur FB qui semble suggérer plutôt le deuxième prénom...

Verdeil Eric

16 h 01, le 18 avril 2022

Tous les commentaires

Commentaires (10)

  • samar ou sahar kammourieh? on trouve une photo sur FB qui semble suggérer plutôt le deuxième prénom...

    Verdeil Eric

    16 h 01, le 18 avril 2022

  • Lao Tseu a sûrement raison, mais sa pensée ne s’applique pas au Liban. Toutes les rivières y somt à sec depuis longtemps…

    Gros Gnon

    14 h 06, le 16 avril 2022

  • Je crois que cette jeune fille est devenue avocate.

    Michael

    05 h 57, le 16 avril 2022

  • J'ai pris l'avion à Beyrouth fin mars pour retourner en France

    yves gautron

    21 h 03, le 15 avril 2022

  • Nostalgie,quand tu nous tiens …

    Citoyen Lambda

    15 h 45, le 15 avril 2022

  • Notre paradis perdu...

    Politiquement incorrect(e)

    15 h 19, le 15 avril 2022

  • Magnifique article ! Bravo

    Jacques Dupé

    13 h 12, le 15 avril 2022

  • Ce dimanche 13 avril 1975,était effectivement une belle journée du printemps, et tout le monde sortait vers la montagne. Vers minuit, on se réveille aux sifflements, suivis d'explosions dobus qui s'abattent sur Achrafieh, venant du camp palestinien de la Quarantaine. Pas besoin de continuer...

    Esber

    13 h 03, le 15 avril 2022

  • On est passé de la douceur à la douleur,,,

    Wow

    12 h 35, le 15 avril 2022

  • Merci, Georges Boustany, pour votre belle plume, imprégnée comme toujours de nostalgie, et qui décrit dans le même temps des impressions personnelles, intimes et savoureuses d’un Liban que nous avons perdue, une page de l’histoire turbulente et tragique de notre pays et une conclusion au parfum géopolitique lourd mais hélas de plus en plus vrai sur son avenir. La phrase de Lao Tseu est magnifique. Le grand philosophe devait songer à un niveau humain individuel. Au plan des pays, la donne change et, comme nous le voyons autour de nous et partout dans le monde, c’est la loi du plus fort qui l’emporte.

    Hippolyte

    11 h 35, le 15 avril 2022

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