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Nos Lecteurs ont la Parole

N’oublie pas de prendre une photo du soleil pour moi

N’oublie pas de prendre une photo du soleil pour moi

Photo Marc Fayad

Invités d’un podcast « Sarde After Dinner », le couple de cinéastes Joanna Hadjithomas et Khalil Joreige partagent leur expérience autour du making of de Memory Box et, à partir de là, de manière plus vaste, sur leur travail et sur ce qui les guide. Le rythme et le débit des deux artistes sont apaisants, ancrés. Ils ont libéré leur parole tout en étant à l’écoute du monde et d’eux-mêmes, et sans tomber nécessairement dans la vitesse et les thématiques imposées par le siècle. Ils ont maintenu leur rythme, leur vérité. Khalil ne mâche pas ses mots et mentionne sans artifices le nivellement par le bas, les télés/productions, etc. « qui prennent les spectateurs pour des cons » et leur servent des produits en accord avec ce présupposé. Des produits qui ne leur prêtent aucune intelligence, c’est-à-dire la capacité de penser. C’est « l’ère des managers », dit Khalil ; l’ère de l’efficacité ; lui et son épouse, partenaire d’art également, ont délibérément choisi celle de la poésie, d’un rythme qui prête à l’exploration, à la recherche et à la rencontre. Le prêt-à-penser, la paresse intellectuelle sont en effet bien plus faciles que l’exercice de la pensée, ils mènent cependant très vite à la servitude volontaire et à la soumission, lesquelles expliquent pour beaucoup pourquoi le pays en est là où il en est aujourd’hui.

C’est ainsi que le couple de cinéastes raconte travailler avec ses comédiens en prenant le temps de la rencontre, du cheminement ; tout comme ses protagonistes prennent le temps d’ouvrir la Memory Box et de voyager au cœur des révélations qu’elle induit. Une vraie rencontre est mouvement, déplacement ; temps de déploiement. Encore faut-il accepter ces deux derniers : accepter d’être déplacé et de prendre le temps de l’attention. Le public dans les salles n’est pas nombreux pour un film comme celui-ci, crucial pour la mémoire et notre réconciliation. Peut-être est-ce le prix du billet, rébarbatif, 100 000 livres libanaises ? Mais nombreux sont ceux aussi qui répliquent d’emblée : « On ne veut pas voir », « On n’a pas envie de voir encore la guerre, c’est fini la guerre, etc., on en a assez. » Il peut être douloureux de se confronter à la mémoire, à ce qui fait partie de notre histoire. Mais amnésie égale, d’une certaine façon, répétition et soumission.

« On a vécu ça », me souffle l’amie qui voit le film avec moi. J’acquiesce. Quelques minutes plus tard, elle reprend : « On a vécu tout ça », comme si elle se le répétait à elle-même tellement cela semblait fou, vu avec la distance des années ; comme si elle en prenait soudain conscience… Je suis étonnée qu’elle me signale plus d’une fois qu’« on a vécu tout ça » ; comme si j’avais oublié, comme si l’on pouvait avoir oublié. On n’a rien oublié ; la mémoire du corps est là, immédiate, plus forte que tout. Dès qu’on voit les images, tout revient. Oui, oui, on a vécu tout ça ; et on vit encore autre chose autrement terrifiant, indigne ; puisqu’il n’est même pas le fait d’une guerre directe mais d’une annihilation plus subtile… Or, c’est précisément cette mémoire partagée, ce vécu commun, fou, sombre et lumineux tout à la fois, ce rythme particulier, qui nous lient à cette terre et entre nous ; ces visages de soleil en dépit des épreuves que le drame de cette ville a pourtant volés ; et ce Soleil, l’astre lui-même. Peut-être qu’ils ne pourront pas l’atteindre, celui-ci… ou bien, si, va savoir.

« N’oublie pas de me prendre le soleil en photo », demande la grand-mère dans le film à sa petite-fille qui va à Beyrouth. Elle vit au Canada ;

le soleil n’y aurait pas la même caresse. La petite-fille, qui s’est rendue au Liban, fait, depuis le cimetière, un appel vidéo à sa grand-mère demeurée à Montréal pour que celle-ci leur indique l’emplacement de la tombe qu’elles sont allées visiter avec sa mère. Il y a de la poésie dans le film, même après les funérailles, ou la messe de quarantième ou de souvenir d’un an... Les dates ne sont pas très précises ;

mais qu’importe. Après les funérailles, il y a eu les retrouvailles. Peu importent les temps ; peu importe la logique ; c’est simplement la logique de l’affect.

Propulsée à Beyrouth après avoir découvert par hasard le faire-part de décès de son amie d’adolescence ; encouragée à regarder ce passé enterré dans la boîte dans la cave avec un regard autre, celui de sa fille enthousiaste et fraîche, la mère revient à la vie. Les mères taisent, les filles incitent au dévoilement, à l’expression tout simplement. La jeune génération ose s’exprimer, exprimer... En s’exprimant, elle autorise l’autre à faire pareil, et tout le monde s’en porte mieux. « Les pleurs souvent se transforment en cris. Des cris naît la révolte. Et c’est juste. Demain, la jeunesse descendra dans la rue pour secouer avec rage ce monde qui ne la protège pas, qui ne lui offre rien. Il faudra se souvenir qu’elle le fait au nom des coups qu’on lui a portés et de l’horizon qu’on lui a bouché », écrit Laurent Gaudé dans un magnifique texte à l’adresse de Beyrouth au lendemain du 4 août, intitulé « À ma chère ville impossible ».

Aussi bien Memory Box que Beirut : the Aftermath, le documentaire de Fadia Ahmad, un témoignage autour de la double explosion du 4 août qui a fait le tour des festivals de la planète, se terminent sur la Corniche, le long de cette Méditerranée qui ouvre tous les horizons… ou qui en donne du moins l’illusion. Sur la Corniche, la vie reprend. Et la filmographie aussi bien de l’un que de l’autre célèbre les flots et cette lumière de Méditerranée à l’heure où tout s’apaise. La mer invite au large, à la libération douce, sans édulcorant. Ne pas museler la vérité, ne pas l’édulcorer. Au moins, témoigner. Terminée, l’époque des édulcorants. Le monde entier en revient. Ils sont le cancer assuré. Assumer la clarté de la Méditerranée. Fini le Liban des équilibres édulcorés. Rendez-vous dans les « election boxes » après avoir osé ouvrir la Memory Box.


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Invités d’un podcast « Sarde After Dinner », le couple de cinéastes Joanna Hadjithomas et Khalil Joreige partagent leur expérience autour du making of de Memory Box et, à partir de là, de manière plus vaste, sur leur travail et sur ce qui les guide. Le rythme et le débit des deux artistes sont apaisants, ancrés. Ils ont libéré leur parole tout en étant à l’écoute du...
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