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Culture - 7e ART

Comment produire un film en pleine crise au Liban

Dans un secteur cinématographique frappé par les crises multiples, où l’État brille aussi par son absence, les producteurs se débrouillent comme ils le peuvent pour faire rouler les caméras, avec des astuces souvent bien trouvées.

Comment produire un film en pleine crise au Liban

L’activiste Lujain dans le film de Mai Masri « Beirut : eye of storm. Crédit : Courtesy of Orjouane Production

C’est dans un village du Mont-Liban que le cinéaste Jad Andari tourne actuellement son premier long métrage. L’histoire tourne autour d’un jeune homme qui, après avoir tout perdu, s’est retranché dans une bourgade – un scénario qui pourrait bien trouver un écho auprès des Libanais, après deux ans et demi de grave crise économique et de pandémie qui ont plongé une grande partie de la population dans la pauvreté.

Le projet n’a pas encore de titre, mais le cinéaste a déclaré à L’Orient Today qu’il s’agissait d’un docufiction inspiré d’un poème chinois ancien sur la recherche de la compréhension, de l’illumination et du confort intérieur. D’un point de vue conceptuel, cette nouvelle œuvre s’inspire de Stove, le moyen métrage non fictionnel réalisé par Jad Andari en 2019, qui a été présenté en première au Liban en 2021 dans le cadre des Écrans du Réel, le Festival international du film documentaire du cinéma Métropolis.

À l’ère des coproductions internationales, le tournage de Jad Andari se distingue par sa qualité distinctement « made in Lebanon ». Le cinéaste finance lui-même la production, grâce à son gagne-pain en tant qu’urbaniste, et son équipe est composée à 100 % de Libanais. « Notre pays ne manque pas de talents et nous n’avons besoin de personne », assure-t-il. « Je suis très indépendant. Je n’aime pas vraiment chercher de l’argent et j’essaie de tout faire par moi-même (...). N’arrêtez pas votre projet parce que vous attendez que d’autres personnes vous donnent de l’argent », conseille-t-il d’ailleurs à ses confrères.

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C’est dans ce même esprit de débrouille qu’opère le secteur culturel libanais de l’après-guerre. Une grande partie des projets actuels sont en effet réalisés par des individus ou des organismes dont le pragmatisme à toute épreuve s’est développé dans un vide créé par l’indifférence de l’État à l’égard des artistes du pays.

Sur le tournage de Jad Andari, les acteurs et l’équipe technique font preuve de créativité pour pallier le manque de budget. Plutôt que de faire appel à un traiteur, c’est la mère du réalisateur qui nourrit la compagnie. L’équipe fait également du covoiturage pour économiser sur le prix du carburant. Les habitants du village où se déroule le tournage se sont montrés par ailleurs très hospitaliers et généreux : ils ont hébergé l’équipe, lui ont fourni le transport, l’espace de stockage, les accessoires et les costumes.

Cette approche indépendante pratiquée par Jad Andari est toutefois rare de nos jours. Depuis le début des années 2000, les institutions cinématographiques internationales et régionales – fonds cinématographiques, marchés de coproduction, plateformes d’incubation – encouragent les jeunes cinéastes à déléguer les tâches. S’il n’est pas rare qu’un scénariste réalise un film, les réalisateurs tournent, montent ou produisent rarement leurs propres œuvres.

Bien que les technologies numériques aient mis la production de type « DIY » (Do it yourself ou Fais le toi-même) à portée de main, le cinéma reste le plus onéreux des arts visuels, et la responsabilité du financement et de la coordination du processus de réalisation en incombe au producteur. Les producteurs de films libanais offrent une perspective unique sur la façon dont le paysage cinématographique du pays a changé depuis fin 2019.

Bien qu’ils soient confrontés à des défis similaires en essayant de travailler dans ce petit pays chaotique, leurs expériences et leurs visions sont variées.

Une scène du film « Perhaps what I fear does not exist », de Corine Shawi, présenté en première mondiale, le 8 avril, dans le cadre du festival du film documentaire Écrans du Réel à Beyrouth. Crédit Courtesy of Abbout Productions

« Pas de carburant, pas d’électricité, rien »

Lara Abou Saifan et Niam Itani ont cofondé « placeless films » en 2013. Depuis fin 2019 et malgré les multiples crises qui asphyxient le pays, elles ont réussi à réaliser des projets dans les domaines du développement, de la production et de la postproduction. À l’instar d’autres maisons de production, placeless films a également mené des projets en dehors du Liban.

En juin 2021, Lara Abou Saifan travaillait sur Valley of Exile, le premier long métrage de la réalisatrice irano-canado-libanaise Anna Fahr.

« Nous avons tourné dans la Békaa alors que la crise du carburant venait de commencer », se souvient-elle. « Les stations-service ouvraient de 11h à 13h seulement, avec de très longues files d’attente. De plus, tourner dans un camp de réfugiés syriens pendant la pandémie du coronavirus a été très difficile. Nous étions les seules personnes à porter des masques. Nous faisions des tests PCR chaque semaine après la pause. »

Contrairement à certains producteurs qui tournent au Liban depuis fin 2019, Lara Abou Saifan n’a pas angoissé concernant l’accès aux fonds de production obtenus pour le film. « Nous étions très inquiets de manquer d’argent, mais Anna s’était bien préparée. Tous les quelques jours, j’allais à Chtaura avec un sac d’argent sur le dos pour faire du change. Ils donnaient de bons taux, meilleurs qu’à Beyrouth. »

La société Orjouane Productions de Sabine Sidawi a réalisé plusieurs projets depuis octobre 2019. Parmi eux, le long métrage de Michel Kammoun, Beirut Hold’Em, présenté en première au Festival du film de la mer Rouge de Djeddah en décembre 2021, et le long métrage documentaire de la cinéaste palestino-libanaise Mai Masri, Beirut: Eye of the Storm, qui suit quatre jeunes femmes activistes de la thaoura (soulèvement) du 17 octobre 2019 à l’explosion du port de Beyrouth, présenté en première au Festival international du film documentaire d’Amsterdam en 2021.

Le plus grand défi d’Orjouane Productions jusqu’à présent, selon Sabine Sidawi, pourrait être le premier long métrage de Carlos Chahine, Nuit dans un verre d’eau, tourné entre septembre et novembre 2021 et actuellement en postproduction en France. « L’action se déroule dans les montagnes du Liban en 1958 », raconte-t-elle. « Il n’y avait pas de carburant, pas d’électricité, rien, mais le tournage agissait comme une thérapie pour l’équipe. Nous travaillions à Hadath al-Jebbeh près de Bécharré, et à cause des problèmes de carburant, nous vivions tous là, même le week-end. » « Il semble que ce film avait une étoile qui le protégeait », dit-elle en riant. « Quand je suis arrivée à une station-service (en route vers le nord), le gars m’a dit : “Il n’y a pas de carburant”. Alors j’ai fait un drame : “Si je ne peux pas faire ce film, ces gens n’auront aucun revenu. Comment vont-ils nourrir leurs enfants ?” Il a rempli les 20 voitures. » C’est ma contribution, a-t-il dit. Bien sûr, nous avons payé, mais nous avons pu travailler et terminer. »

Tous les financements du film de Carlos Chahine proviennent de l’étranger – fonds de l’État français, fonds privés d’expatriés libanais et une subvention de l’Institut du film de Doha. L’aspect le plus difficile de la production pour Sidawi a été de faire transiter ces financements par les banques libanaises.

« C’était un désastre », se souvient-elle. « Chaque semaine, je devais retirer de l’argent, un énorme casse-tête, car la banque vous laisse prendre un montant limité et je devais le diviser entre l’équipe à la semaine. Ils (les banques, NDLR) vous donnent 25 000 dollars par semaine. Je leur disais : Les gars, j’ai besoin de 500 000 à 600 000 $ pour six semaines. Alors j’ai commencé à retirer de l’argent chaque semaine dès la phase de préproduction. »

« Je photocopiais tous les billets et lorsque je payais, ils devaient signer une décharge confirmant qu’ils ont reçu des billets de ma part avec ces numéros de série. De cette façon, j’ai la garantie que ce que j’ai retiré et ce que j’ai payé correspondent. Avant, je me contentais de faire un chèque », ajoute-t-elle.

La banque libanaise d’Orjouane Productions n’a pas fait de cadeau à la production en ce qui concerne les frais de transfert. « Au début, (les banques) demandaient une commission de 6 dollars pour 1 000 dollars transférés, ce qui est beaucoup quand on parle de centaines de milliers de dollars. Maintenant, c’est 8 dollars pour 1 000 dollars. En plus, elles vous facturent le transfert et la commission, parce que vous prenez de l’argent liquide. J’ai supplié la banque de me laisser avoir un compte chèque avec de l’argent frais. Ils n’ont pas accepté. »

« Ensuite, reprend-elle, nous avons dû en échanger une partie contre des livres libanaises parce qu’il y a beaucoup de choses que vous devez payer en monnaie locale – un autre casse-tête. »

Sabine Sidawi a décidé de ne pas changer de l’argent tous les jours pour profiter de la fluctuation des taux de change. « Cela m’aurait rendue folle », dit-elle, alors une fois par semaine, nous échangions de l’argent au taux donné et nous vivions avec. (Chaque semaine) notre comptabilité était à un taux de change différent. Je ne suis pas prête à répéter cela. »

« Je sais que dans d’autres films, les gens apportent des sacs d’argent liquide, soupire-t-elle. Je déteste le système bancaire mais je ne voulais pas prendre de risque. C’est beaucoup d’argent qui n’est pas à vous. Au moins quand ça passe par une banque... ils te donnent les numéros de série, comme ça si tu as un problème, tu peux retourner à la banque. Si vous faites passer de l’argent liquide, il n’y a pas de sécurité. »Avant 2020, Abbout Productions, dirigée par son directeur Georges Schoucair, était la maison de production libanaise la plus active, spécialisée dans les films de festival. Parmi les longs métrages qu’Abbout a achevés depuis octobre 2020, The sea ahead d’Ely Dagher et Costa Brava Lebanon de Mounia Akl, qui ont fait leurs débuts en 2021, respectivement à Cannes et à Venise. Le long métrage de Corine Shawi, Perhaps what I fear does not exist, sera présenté en première mondiale à Beyrouth aujourdhui vendredi 8 avril, dans le cadre du festival Écrans du Réel.

La productrice Myriam Sassine a mené ces films à terme et, bien qu’elle se soit diversifiée dans d’autres facettes du secteur cinématographique libanais depuis 2020, elle a déclaré à L’Orient Today qu’elle allait terminer plusieurs autres opus d’Abbout actuellement en développement ou en postproduction. Il s’agit notamment du long métrage Suspended de Myriam el-Hajj, du documentaire Dancing on the edge of a volcano de Cyril Aris et d’une coproduction dont le titre provisoire est Children of Beirut, signée par deux réalisateurs irlandais.

Le cinéaste Jad Andari, à gauche, et le directeur de la photographie du film, Ramzi Hibri. Crédit Tarek Majzoub

Et maintenant ?

Georges Schoucair a rejoint Abbout peu de temps après la création de la société par l’équipe de cinéastes et d’artistes Joana Hadjithomas et Khalil Joreige en 1998. En 2009, il a collaboré avec la fondatrice de Metropolis Art Cinema, Hania Mroué, pour cofonder la société de distribution de films indépendants MC Distribution. En 2016, il a créé Shortcut Films, une société de production consacrée aux coproductions internationales. Le producteur a beaucoup perdu dans l’explosion du port de Beyrouth – sa maison, le restaurant de sa sœur, le bureau abritant Abbout/Shortcut – et il partage désormais son temps entre Beyrouth et Paris.

Les crises du Liban ont obligé Abbout Productions à changer son modèle d’entreprise. « Avant, c’était juste 10 personnes, un bureau, une mission. Ce format n’est plus viable aujourd’hui, déclare Georges Schoucair. La moitié des gens avec qui je travaillais avant sont maintenant en free-lance. Nous avons deux personnes avec nous à plein temps. Nous avons à nouveau un bureau, donc c’est un peu la normalité, espérons-le, mais la situation n’est pas du tout normale. Dans un pays stable, vous avez un horizon minimum de deux ans. Maintenant, c’est au jour le jour. C’est pourquoi nous devons être plus légers... »

Actuellement, Schoucair développe personnellement trois longs métrages. Deux sont des fictions libanaises – le projet de Cyril Aris, au titre provisoire It’s a sad and beautiful world, et un autre, Warshe, de Nadim Tabet. Le troisième, une coproduction avec les États-Unis, est un biopic sur la légende américaine du jazz Thelonious Monk.

« Nous sommes peut-être à mi-chemin du processus de financement du projet de Cyril, a déclaré M. Schoucair. Cyril et Nadim tourneront tous deux à la fin de l’année ou au printemps prochain. »

Comme beaucoup de ses homologues dans le monde, le directeur d’Abbout explore la télévision. Il développe deux séries libanaises – L’âge d’or, qui se déroule à Beyrouth dans les années 1970, et Faraya, située dans la station balnéaire libanaise du même nom – et en prépare une troisième, Les femmes du roi, dirigée par le scénariste et réalisateur palestinien Hany Abu Assad.

« Nous n’avons pas d’argent dans le cinéma, affirme le producteur. Ce qui est bien, c’est que maintenant, si on n’a pas d’argent, on s’en fiche. Rien n’a changé. Si vous trouvez de l’argent pour un film libanais, il est généralement financé par l’AFAC (le Fonds arabe pour les arts et la culture), qui n’est pas libanais, ou le Doha Film Institute, qui n’est pas libanais non plus. Les préventes, qui ne sont pas libanaises, et la coproduction avec la France ou l’Allemagne, qui n’est pas non plus libanaise. Parfois, vous pouvez avoir quelques fonds privés libanais, mais aujourd’hui, personne ne veut investir 50 000 dollars dans un film », estime Georges Schoucair. « C’est très bizarre pour moi de ne pas aller au bureau tous les jours et d’avoir 10 personnes autour de moi pour m’aider à planifier les six prochains mois. Le style guérilla ne m’est pas familier, mais il est passionnant. Et vous savez, nous sommes toujours en vie, ce qui est aussi une bonne chose. »

Série animée et film français

De leur côté, Lara Abou Saifan et placeless films ont plusieurs projets en gestation – Dead dog, le deuxième long métrage de l’artiste-cinéaste libanaise Sarah Francis, est proche de la production ; Tide, un autre long métrage libanais est en développement, tout comme le premier film de Seyfettin Tokmak, une coproduction turque – mais le projet qui semble lui tenir le plus à cœur est Rawi.

« C’est un grand projet. C’est un rêve, affirme-t-elle en souriant. C’est une série animée en arabe libanais, destinée aux enfants qui vivent en dehors du Liban et qui commencent à parler arabe – de 3-4 à 7-8 ans. Nous avons fait une campagne de crowdfunding l’année dernière... et nous avons rassemblé un peu d’argent pour faire un pilote, sur lequel nous travaillons en ce moment. »

Lara Abou Saifan a déclaré que le projet Rawi est né des frustrations d’une amie libanaise vivant à l’étranger qui ne trouve aucune ressource pour exposer ses fils à l’arabe libanais. « Il a droit à une heure d’écran par jour, a-t-elle expliqué, et tout ce qu’elle a pu trouver, c’est l’arabe formel et l’égyptien, qu’il ne comprend pas. »

« Quand nous aurons établi le public, je m’adresserai à la télévision, aux plateformes de streaming, peut-être aux investisseurs. La première phase comportera quelques épisodes de quatre minutes qui seront gratuits pour que tout le monde puisse les visionner. Je sais qu’il n’y a pas tant de Libanais que ça, mais les gens en Jordanie, en Syrie et en Palestine comprennent aussi le libanais, et il y a les étrangers qui veulent apprendre. »

Parmi les projets à venir d’Orjouane Productions figurent un film français intitulé Le quatrième mur, adapté du roman de Sorj Chalandon, dont l’action se déroule au Liban en 1982 ; les débuts en tant que réalisatrice de la célèbre monteuse-productrice Michèle Tyan, actuellement en préproduction ; et le premier long métrage de Marc Karam, une comédie intitulée Mia Khara.

Comme Georges Schoucair, Sabine Sidawi pense que les stratégies de production cinématographique du Liban doivent changer, mais elle cherche des solutions différentes.

« Aujourd’hui, dit-elle, nous pouvons essayer de faire des films à l’ancienne, en faisant venir de l’argent de l’extérieur, ou nous pouvons dire : Désolé, j’emmerde tout le système et nous retournons au troc – tu m’aides avec ceci et je t’aide avec cela. Maintenant, avec quelques amis, nous essayons de créer un tel système de coopération. »

Le malaise de la communauté artistique libanaise à la suite de la thaoura – accompagné de la chute libre de l’économie, de l’émigration et de la crise financière mondiale provoquée par la pandémie – a suscité de nombreuses discussions sur la nécessité d’une collaboration institutionnelle dans le secteur. Le défi auquel est confronté l’ensemble des organisations libanaises, pour la plupart fondées par des individus remarquables et obstinés, est de savoir comment collaborer entre elles.

« Actuellement, nous sommes sept personnes à travailler sur une ta’waniyya (coopérative), en essayant de trouver comment la faire fonctionner, précise Sabine Sidawi. L’ancien système était à la base un système où l’on réfléchissait “out of the box” (hors des sentiers battus) ; les cinéastes libanais n’ont jamais eu de cadre dans lequel ils étaient confinés. »

« Depuis un an, tous les sept nous essayons de comprendre comment nous pouvons le faire. Bien sûr, nous essayons déjà de travailler comme ça – quand l’un a un projet, il l’envoie à l’autre – alors il faut que ce soit comme ça, mais à plus grande échelle. » Selon elle, l’idée de coopération implique de se mettre au second plan et donner la priorité à l’art. « Ce n’est pas gagné d’avance, mais si nous voulons continuer à faire du cinéma, je pense que c’est ce que nous devons faire », conclut la productrice.

Cet article a été originellement publié dans L’Orient Today, le 6 avril 2022.

C’est dans un village du Mont-Liban que le cinéaste Jad Andari tourne actuellement son premier long métrage. L’histoire tourne autour d’un jeune homme qui, après avoir tout perdu, s’est retranché dans une bourgade – un scénario qui pourrait bien trouver un écho auprès des Libanais, après deux ans et demi de grave crise économique et de pandémie qui ont plongé une grande...
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