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Du Café des Colonnes de Beyrouth au Café des Capucines à Paris, Le Grand Monde de Pierre Lemaitre

Pierre Lemaitre nous propose une fresque qui s’articule entre Beyrouth, Saïgon et Paris, entre mars et octobre 1948, dont la prégnance réaliste est vive, haletante et pleine de surprises.

Du Café des Colonnes de Beyrouth au Café des Capucines à Paris, Le Grand Monde de Pierre Lemaitre

© Bruno Lévy

«On me dit que j’épouse l’héritier de la Maison Pelletier, je me retrouve avec un petit représentant de commerce qui gagne trois fois rien. On m’assure que je vais avoir une belle vie à Beyrouth, une famille nombreuse comme tout le monde, moralité je dois me contenter d’un taudis à la porte de Paris avec un mari impuissant, je suis désolée le compte n’y est pas. Je vais demander réparation. Cent mille francs. Je vais leur faire un procès, moi, à tes parents ! », menace la truculente Geneviève, face à son époux, Jean, qui n’a pas été à la hauteur des attentes parentales et qui n’a pas su reprendre leur savonnerie florissante, dans le Beyrouth de la fin des années 40.

C’est dans la capitale libanaise, Avenue des Français, que se déroule la scène liminaire du nouveau roman de Pierre Lemaitre, Le Grand Monde, qui connaît un succès remarquable en librairie. Arrivés entre les deux guerres au Grand Liban, Angèle et Louis Pelletier mènent une existence bourgeoise et cossue au sein de la communauté française de Beyrouth. Après Jean, c’est leur fils François qui quitte le Liban pour Paris, attiré par une carrière de journaliste ; son frère, Étienne, s’embarque pour l’Indochine, où il est censé retrouver son ami Raymond, avant d’être mêlé à une enquête autour d’un scandale politico-monétaire, lié à un dysfonctionnement de la « parité de la piastre et du franc ». Hélène, la benjamine de la famille, rejoint ensuite ses frères à Paris pour prendre son envol, au grand dam de son père, qui constate avec amertume que « nos enfants ne nous ressemblent jamais ».

Pierre Lemaitre, qui a déjà été récompensé par de nombreux prix littéraires, dont le prix Goncourt en 2013 pour Au Revoir là-haut (Albin Michel), nous propose une fresque qui s’articule entre Beyrouth, Saigon et Paris, entre mars et octobre 1948, dont la prégnance réaliste est vive, haletante et pleine de surprises. Le souffle de la narration se déploie dans une dynamique extrêmement fluide, incarnée dans une langue évocatrice et ciselée. Au-delà des intrigues multiples qui s’entrecroisent et qui aboutissent à une accélération des révélations à la fin du livre, le lecteur accompagne ses personnages et s’interroge sur la difficulté de leur positionnement dans les différentes sphères de leur existence. Au fil de ce roman ambitieux et magistralement construit, interviennent des personnages saisissants de causticité, de violence mais aussi de sensibilité et de mystère, dont la trajectoire questionne la conjugalité, la parentalité, la filiation mais aussi la notion de la transmission ou la cyclicité de l’Histoire.

Comment est née cette vaste saga familiale et historique qui se passe en partie à Beyrouth ?

Elle est le résultat d’une réflexion un peu lente, qui fait qu’au bout d’un moment un projet se dessine. Quand on travaille sur une période historique un peu reculée, on se documente dessus, or je n’aime pas les romans historiques. J’essaie donc de m’en détacher, même si parler d’une période révolue suppose de s’immerger dans ce que peut être le conscient collectif qui la caractérise.

Contrairement à la partie qui se passe à Saigon, où je ne pouvais pas éviter un certain exotisme, ce qui m’intéressait dans Beyrouth, c’était le fait qu’on avait une famille française d’expatriés, arrivés à la fin de la Première Guerre mondiale. Je voulais montrer à quel point, pour eux, la ville est considérée à la fois comme orientale et européenne. Au fond, ils ont importé avec eux leur culture, leur langue, ce qui devait être le cas de beaucoup de Français de l’époque à Beyrouth. Je n’avais pas très envie d’orientaliser la ville – ce que je fais davantage dans le roman suivant – mais plutôt de l’occidentaliser.

Cette savonnerie Pelletier existe-t-elle au Liban ou ailleurs ?

Je ne peux révéler ce qui a dirigé la narration du côté de Beyrouth sans livrer un aspect essentiel du roman, mais j’ai trouvé intéressant de les installer là-bas car j’avais le sentiment que c’était l’endroit le plus francophone et francophile de l’espace colonial français. J’avais besoin d’un commerce pour dissimuler de l’argent volé, et j’ai eu cette idée en visitant une savonnerie artisanale à Saint-Rémy-de-Provence, d’autant plus qu’il y a une véritable tradition de la savonnerie au Liban. Cette entreprise est un clin d’œil au besoin de notabilité de Louis et Angèle Pelletier.

Un des motifs du livre est que leurs enfants sont terriblement attirés par la métropole sur un plan culturel. Je trouvais intéressant qu’ils quittent une ville florissante pour aller se jeter dans le Paris des années 48-51, que je montre en grande difficulté : cartes d’alimentation, fort taux de chômage… Je joue un peu sur ce paradoxe : remplis d’espoir, ils quittent bizarrement la proie pour l’ombre. Ils trouvent des conditions de vie beaucoup plus difficiles que celles qu’ils ont quittées à Beyrouth, et qu’ils ne retrouveront sans doute jamais. Cela me touche de décrire dans ce livre une ville florissante, à un moment où le pays est ravagé par la corruption. C’est à la fois émouvant et cruel.

Dans Le Grand Monde, avec le trafic des piastres, comme dans Au revoir là-haut ou Couleurs d’incendie, sévissent des crises financières qui semblent inscrites dans l’ordre du capitalisme.

Le thème du secret de famille n’est-il pas fondamental dans la construction de votre roman ?

C’est un roman écrit de manière un peu antérograde, je pars de la fin, de la véritable identité de la famille Pelletier, et je la monte comme un secret de famille. Ma démarche s’appuie sur le non-dit familial et je redéroule l’histoire pour atterrir sur la page où il est révélé, et que j’ai rédigée en premier. Mon hypothèse de départ, c’est que la famille est, chronologiquement, la première structure qui rend fou. Une famille a tout de naturel dans son essence, mais elle n’a rien de naturel dans son existence. Il n’est pas facile de vivre avec des gens dans une telle dépendance, avec tout ce jeu très pervers que tout le monde a son enfant préféré, que personne n’ose le dire, mais tout le monde le sait et tout le monde le comprend. Ce type de relations, la somme des rivalités, les comportements de domination qui se jouent en permanence, rendent cette structure éminemment romanesque.

Sortir des trois institutions névrotiques que sont la famille, l’école, puis l’entreprise en n'étant pas devenu complètement dingue, est quasiment un miracle !

Dans quelle mesure votre roman revêt-il une dimension feuilletonesque ?

Avec ce roman, d’une manière plus volontariste que dans la trilogie qui l’a précédé, j’ai décidé que dans cette nouvelle tétralogie sur les trente glorieuses, chacun des volets serait conçu comme un roman feuilleton. Cette méthode narrative inventée par les romanciers du XIXe siècle a déserté la littérature pour gagner le monde des séries télé. Or elle est encore tout à fait d’actualité pour raconter une histoire sur le plan littéraire. J’ai souhaité réexpérimenter dans ce roman l’efficacité du feuilleton.

En outre, mon écriture est éminemment visuelle. J’ai besoin de voir la scène pour pouvoir l’écrire, et je souhaite que mes lecteurs la voient, l’imaginent. C’est un élément visuel qui fonde un chapitre, sans pour autant parler d’écriture cinématographique, car la syntaxe du roman n’a rien à voir avec celle du cinéma. Lorsque certains de mes romans sont adaptés à l’audiovisuel, il faut faire beaucoup de modifications car on utilise une grammaire différente.

La dimension percutante et bien trempée de vos personnages ne fait-elle pas écho aux romans de Balzac ?

Mon hypothèse, et je suis diablement XIXe siècle, c’est que les bonnes intrigues ne sont tenues que par de bons personnages. Je ne crois pas que l’on fait de bons romans avec de bonnes intrigues : le moteur de la narration est le personnage, et c’est ce dont parle un lecteur quand un roman lui plaît. Une intrigue n’est pas une théorie, elle doit être vécue par le lecteur, ce qui ne peut être possible qu’à la condition d’être emporté par des personnages vivants, leçon que j’ai retenue de Balzac, Hugo, Dumas ou Zola.

Et il en est des strates sociales comme des personnages eux-mêmes. J’aime bien que les choses soient ambivalentes : Jean, qui est un serial killer, a des côtés attachants, il commence sa carrière dans le roman par son incapacité à reprendre la savonnerie familiale et la terrible angoisse que cela fait naître chez lui. Il en est de même pour la bourgeoisie, à la fois cruelle, cynique et perverse, et en même temps elle peut aussi fabriquer de beaux personnages, comme Nine, qui est directement issue de la bourgeoisie parisienne. Geneviève peut être perçue très négativement, mais on peut aussi la trouver amusante. J’essaie d’ouvrir la narration de telle manière que tous les jugements soient possibles, au lecteur de choisir celui qui lui convient.

Votre roman s’interroge-t-il sur la notion d’ascension sociale à travers ses personnages ?

La fratrie Pelletier semble désirante de vivre, je ne pense pas que François ait envie de devenir le patron du journal, il a envie d’y travailler et d’être reporter. Hélène n’a pas d’ambitions extraordinaires, elle fréquente vaguement les Beaux-arts, sans souci de s’élever dans la société. La seule qui a cette rage, c’est la belle-sœur, Geneviève, la femme de Jean. Étienne est un pur idéaliste, il ne souhaite pas devenir important, il a envie d’aimer et d’être aimé.

Au cours de la tétralogie, une évolution sociale va s’articuler : Jean, François et Hélène vont changer de strate sociale, de la petite bourgeoisie franco-libanaise à la grande bourgeoisie. Pour reprendre les termes de Bourdieu, c’est le passage d’une classe d’appartenance à une classe de référence. Ce qui me frappe, c’est que les trente glorieuses sont la grande période de l’ascenseur social, c’est certainement la seule période de l’histoire de France où les parents, à bon droit, peuvent être certains que leurs enfants vivront mieux qu’eux-mêmes. Il y a peu de périodes au cours desquelles les strates sociales vont bénéficier d’une telle aspiration vers le haut. Ce que je vais essayer d’articuler dans cette tétralogie, c’est ce mouvement qui touche la grande majorité des gens mais qui en laisse aussi de côté. On suit deux générations de la famille Pelletier dans Le Grand Monde, puis il y aura la génération suivante. Cette tétralogie va couvrir une période de 1948 à 1965, et je fais le pari qu’avec ces années, on a une photographie pas trop frelatée de ce que sont les trente glorieuses.

Le Grand Monde de Pierre Lemaitre, Calmann-Lévy, 2022, 592 p.

«On me dit que j’épouse l’héritier de la Maison Pelletier, je me retrouve avec un petit représentant de commerce qui gagne trois fois rien. On m’assure que je vais avoir une belle vie à Beyrouth, une famille nombreuse comme tout le monde, moralité je dois me contenter d’un taudis à la porte de Paris avec un mari impuissant, je suis désolée le compte n’y est pas. Je vais...

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