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Des dangers des souverainismes identitaires au Liban

Des dangers des souverainismes identitaires au Liban

Le 14 Mars fut un mouvement politique souverainiste transcommunautaire ayant vocation à rassembler les Libanais autour d’un projet d’avenir commun, celui de la construction d’un Liban souverain pour toutes ses filles et tous ses fils. Photo Michel Sayegh

Après la dislocation du mouvement du 14 Mars, on observe que le morcellement du mouvement souverainiste libanais se fait sur une base communautaire et s’accompagne de sa régression vers des thématiques identitaires.

Le 14 Mars fut un mouvement politique souverainiste transcommunautaire ayant vocation à rassembler les Libanais autour d’un projet d’avenir commun, qui est celui de la construction d’un Liban souverain pour toutes ses filles et tous ses fils. Malgré toutes les réserves et remarques que l’on puisse formuler à l’encontre de ce mouvement, il n’en demeure pas moins que les forces souverainistes partageaient en son sein une idée libano-centrée du pays, une idée commune qui fédère les Libanais et que le fameux serment de Gebran Tuéni synthétise parfaitement : le vivre-ensemble dans un Liban réel, un et indivisible. Hier encore, nombre de politiques, de journalistes, d’intellectuels, de personnalités, au sein de ce mouvement, parlaient de vivre-ensemble dans un pays multiconfessionnel, comme projet souverainiste face à l’hégémonie iranienne exercée via le Hezbollah.

En revanche, une bonne partie des mêmes personnes versent aujourd’hui, en guise de discours souverainiste, dans les thématiques du choc des cultures et des civilisations, et jouent sur les peurs, en partie légitimes, de chaque communauté face à l’autre, notamment face à la communauté chiite. En effet, après la dislocation du 14 Mars, la lutte contre l’hégémonie iranienne s’est disloquée, à son tour, en une multitude de luttes, souvent opposées ou concurrentielles entre elles, parce que chacune d’elles s’est renfermée dans son identité confessionnelle propre. Chacune des forces politiques, qui luttent contre la mainmise du Hezbollah, est en train de puiser son discours souverainiste dans son histoire identitaire (confessionnelle) propre, notamment dans les fantômes haineux et phobiques de son passé.

Retour à la case départ. Régression vers les rhétoriques des renfermements identitaires respectifs qui prévalaient pendant la guerre civile, ainsi que vers les discours qu’on croyait révolus, notamment après le soulèvement du 17 octobre 2019. Ainsi, remarque-t-on, aujourd’hui, une régression du souverainisme libanais vers le communautaro-centrisme identitaire de la guerre civile ; un retour de chaque communauté confessionnelle à sa propre idée du Liban, à son propre fantasme du Liban. Par suite, le discours souverainiste n’est plus celui de la préservation du Liban réel pour tous les Libanais (discours qui prévalait pendant le 14 mars), mais il est devenu celui de la préservation, par chaque communauté confessionnelle, de son Liban fantasmé, c’est-à-dire de sa culture et de son identité confessionnelles propres face au danger que représenteraient les autres communautés ; culture et identité propres que chacune des communautés confessionnelles a, par ailleurs, la prétention d’extrapoler, non sans beaucoup d’ethnocentrisme communautaire et d’exclusion de l’Autre Libanais, pour appeler culture « libanaise » en général.

En somme, le souverainisme n’est plus un vecteur d’unification de beaucoup de Libanais, comme c’était le cas pendant le mouvement du 14 Mars, mais il est devenu un marqueur identitaire parmi d’autres. Le problème que pose cette mutation du souverainisme n’est pas seulement de l’ordre de l’efficacité politique, en ce sens qu’il ne s’agit pas seulement d’un problème d’affaiblissement du bloc souverainiste et de son poids parlementaire, à cause de son émiettement. Il s’agit, avant tout, d’un problème concernant l’avenir du Liban qu’on connaît. En cela, l’esprit identitaire est catastrophique aussi bien pour la lutte souverainiste au Liban que pour l’existence même du Liban.

En effet, rien n’est plus réconfortant pour le Hezbollah, qui est une organisation essentiellement identitaire et confessionnelle, qu’un discours identitaire en face de lui. Hormis la menace que représente Israël, la raison d’être du Hezbollah et de ses armes reste, avant tout, aux yeux de son public, de le « protéger » contre les dangers que représenteraient les projets identitaires des autres communautés confessionnelles du Liban. Par suite, opposer à une organisation essentiellement identitaire un autre discours identitaire en guise de lutte souverainiste, c’est apporter de l’eau à son moulin. Il s’agit de la chose la moins intelligente, la moins constructive et la plus contre-productive que l’on puisse faire.

Par ailleurs, l’esprit identitaire est également dangereux pour l’existence même du Liban, parce qu’il constitue une grave menace pour son unité. En effet, si l’esprit identitaire est déjà assez dangereux pour un État-nation comme la France, alors, a fortiori, il pose une menace existentielle pour un pays multiconfessionnel comme le Liban, avec une différence de taille : l’esprit identitaire est combattu en France mieux qu’au Liban. À la différence du Liban, il existe, en France, une véritable volonté politique, au sein de larges couches de la population, pour combattre politiquement, intellectuellement, culturellement cet extrémisme qu’est l’esprit de renfermement identitaire et du choc des civilisations.

En France, cette volonté se perçoit tous les jours dans les écoles, à l’université, dans les différents milieux socioprofessionnels, aussi bien dans le privé que dans le public. Malgré l’extrême droitisation, pendant les vingt dernières années, du discours politique en France et les tentatives des différents gouvernements successifs de siphonner des voix à l’extrême droite, le tout ayant abouti à une certaine « décomplexification » du discours raciste, il existe néanmoins une certaine culture politique anti-identitaire, provenant d’une certaine histoire (la Révolution française), d’une certaine conception de la république, d’un certain bagage socioculturel, notamment de gauche, d’un certain esprit critique, d’un certain bon sens, d’une lucidité et d’une conscience politiques, chez une bonne partie des Français, qui sont tous de nature à nourrir, de façon cumulative, cette volonté de combattre l’extrémisme identitaire. Cela ne veut pas dire que le racisme n’est pas une réalité en France. Cela veut dire qu’on a le sentiment qu’il existe, au quotidien, une sorte de conscience collective en France qui, notamment lorsque le péril identitaire – que représente un Zemmour par exemple – devient grave, constitue un rempart ultime face à lui et sait quand lui dire clairement non !

En revanche, au Liban, cette volonté de combattre l’extrémisme identitaire semble être, au moins dans l’état actuel des choses, moins forte au sein de la population, notamment à cause de la dislocation du mouvement souverainiste et sa régression vers des thématiques identitaires.

Le 14 Mars est bien mort. Mais le Liban ainsi que la lutte pour sa souveraineté ont besoin d’idées qui rassemblent les Libanais, et non pas qui les divisent. Il en va de l’efficacité de la lutte pour la souveraineté du Liban ainsi que de la survie de ce pays à la crise essentiellement existentielle qu’il traverse.

Sagi SINNO

Paris

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Après la dislocation du mouvement du 14 Mars, on observe que le morcellement du mouvement souverainiste libanais se fait sur une base communautaire et s’accompagne de sa régression vers des thématiques identitaires. Le 14 Mars fut un mouvement politique souverainiste transcommunautaire ayant vocation à rassembler les Libanais autour d’un projet d’avenir commun, qui est celui...

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