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Société - Crise

« Comment rendre justice quand on est soi-même victime d’injustice ?... » se demandent des juges, au Liban

Des magistrats détaillent pour « L’OLJ » les difficultés de leur quotidien privé et professionnel. Difficultés dues tant à leurs salaires devenus dérisoires qu’à la négligence de l’État envers l’institution judiciaire.

« Comment rendre justice quand on est soi-même victime d’injustice ?... » se demandent des juges, au Liban

Des juges rassemblés récemment dans la salle de la Cour de cassation, au Palais de justice de Beyrouth, pour protester contre leurs conditions de vie et de travail. Photo DR

Avant la crise financière et économique de 2019, les magistrats menaient un train de vie plutôt confortable grâce aux salaires décents qu’ils percevaient alors. Aujourd’hui, ils ne peuvent plus joindre les deux bouts dans leur quotidien. Ils ne sont pas à l’aise non plus dans leur profession : les moyens de l’État sont si minimes que les Palais de justice manquent d’eau, d’électricité et d’hygiène. Du jamais-vu dans un pays démocratique où la justice est un pouvoir constitutionnel et où en principe les magistrats jouissent de respect. C’est comme si (ne) se cachait (plus) une volonté politique de saper l’institution judiciaire, qui peine d’ores et déjà à tenir debout. L’Orient-Le Jour a recueilli les témoignages de plusieurs juges qui ont exprimé leur frustration et leur désespoir face à la situation dans laquelle la classe au pouvoir continue de les enfoncer.

« Mon salaire de 6 millions de livres équivalait à 4 000 dollars avant la crise. Aujourd’hui, avec la dépréciation de la monnaie, il en vaut 300, c’est tout vous dire ! s’exclame Ziad*, vingt ans de carrière au compteur. S’il est vrai que le gouvernement a décidé le mois dernier de nous accorder, à l’instar des autres salariés du secteur public, une majoration des indemnités de transport et des aides exceptionnelles pour arrondir nos salaires, ceux-ci n’en restent pas moins dérisoires face à la cherté de vie démesurée. »

Tous les prix sont prohibitifs, à commencer par le prix de l’essence. Rania*, qui habite dans la moyenne montagne du Kesrouan, a calculé que son trajet aller-retour au Palais de justice de Beyrouth lui coûte 400 000 LL. « Pour me rendre deux fois par semaine à mon lieu de travail, je dépense plus des deux tiers de mon salaire », constate cette juge de 32 ans, qui gagne 4 millions de livres par mois. « J’ai la chance que mon mari travaille à Dubaï », tempère-t-elle toutefois, se demandant comment se débrouillent les foyers dans lesquels les revenus se réduisent à un seul salaire de juge.

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Encore heureux que les magistrats ont la latitude de travailler depuis leur domicile. La majorité d’entre eux se rendent dans les Palais de justice uniquement durant les jours d’audience. Rania raconte qu’un de ses collègues, qui habite très loin de son lieu de travail, a décidé de ne plus y aller du tout. « Il fallait qu’il choisisse entre faire le plein d’essence et procurer à manger à ses enfants », confie-t-elle amèrement.

La priorité est en effet aux dépenses dans les supermarchés, même si celles-ci sont réduites à leur plus simple expression. « Ma femme ne regardait jamais le prix d’un yaourt ou d’un fromage avant la crise. Depuis lors, elle y est contrainte », confie Nabil*, un magistrat de 34 ans. Il note que sans le salaire de son épouse, il n’aurait pas tenu le coup, puisque le sien est « englouti » par deux visites mensuelles dans les magasins d’alimentation.

Sérénité perdue

Si un(e) magistrat(e) célibataire a moins de soucis pour boucler les fins (ou plutôt les premiers jours) de mois, sa fonction n’est pas pour autant une sinécure. « J’aime rester présentable, c’est bon pour le moral. Or une visite chez le coiffeur pour cacher mes cheveux blancs constitue désormais un luxe », déplore Yasmine*, 40 ans. « Les dîners au resto avec mes amis deviennent rarissimes », ajoute-t-elle, calculant que la moindre sortie coûte 300 000 LL. Finies les fantaisies. « Un petit colifichet à 700 000 LL n’est pas achetable, même si j’en raffole », se résigne-t-elle, ajoutant que sa garde-robe est la même depuis deux ans et demi. Car il y a bien plus nécessaire comme dépense. « Mes maux au cou et au dos, dus au stress et à la position assise au travail, imposent de les traiter. Coût de deux séances hebdomadaires de physiothérapie : 600 000 LL », détaille Yasmine.

Sauf que lorsqu’on est père d’adolescents, l’achat de vêtements est indispensable. Farid*, magistrat âgé de 45 ans, a un garçon et une fille de 14 et 12 ans à qui « il faut acheter des habits tous les six mois, parce qu’ils grandissent à vue d’œil ». « N’étant pas du même sexe, mes enfants n’ont pas l’avantage de se passer leurs tee-shirts et pantalons », fait-il remarquer.

Les dépenses auxquelles on ne peut échapper comprennent aussi la facture du générateur (2 millions de livres au minimum) et le paiement d’un crédit obtenu avant la crise pour l’achat d’un appartement. Pour le sien, Farid règle des mensualités de 2 millions de livres. S’il est vrai que le remboursement se fait dans la monnaie nationale, il n’en constitue pas moins un tiers de son salaire de 6 millions.

La caisse mutuelle des magistrats possède des réserves pour les frais d’hospitalisation, mais d’ores et déjà elle ne parvient plus à en régler la totalité. « Certaines opérations chirurgicales ne sont désormais couvertes qu’à 30 ou 40 % », déclare Farid, indiquant qu’un de ses collègues, hospitalisé il y a quelques jours, a dû s’acquitter de 900 dollars en espèces pour une petite intervention. Il les a puisés dans les maigres économies qu’il avait réalisées au début de la crise, en achetant le dollar au taux de 4 000 livres.

Il y a également le spectre de l’augmentation des scolarités. « À ce jour, la caisse mutuelle des magistrats se charge du règlement des frais. Mais l’école que fréquentent mes enfants compte les augmenter à concurrence de 30 millions de livres par élève. Comment vais-je m’acquitter de 60 millions ? Ils sont équivalents à peu près à mes émoluments annuels ! » s’inquiète le juge.

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Si Farid reconnaît que les tracas matériels des magistrats sont les mêmes que ceux de la majorité des Libanais, il estime toutefois que leur impact est « encore plus négatif » dans la vie d’un juge, et par conséquent dans celle des justiciables. Sa collègue Layal*, 51 ans, est du même avis. « Comment un magistrat peut-il être juste lorsqu’il examine et tranche une affaire tandis qu’il ressent lui-même une profonde injustice à son égard ? » s’interroge-t-elle. Et Farid d’expliciter leur idée : « À l’Institut d’études judiciaires, un enseignant nous disait que pour mener à bien ses dossiers, un juge doit d’abord être “serein”, d’autant qu’il a souvent entre les mains la vie et les biens des gens. Notre professeur pensait ainsi qu’il faut assurer au juge une vie décente, de sorte qu’il puisse se concentrer sur les affaires qu’il traite plutôt que de se préoccuper de problèmes matériels. » « Or comment puis-je être serein alors que je suis dans l’austérité et que j’ai l’angoisse du lendemain, comme de ne pouvoir assurer plus tard à mes enfants une éducation universitaire ? » s’écrie-t-il. Pour sa part, Layal est anxieuse à l’idée que sa voiture, vieille de plusieurs années, la « lâche » bientôt. « Je ne pourrai jamais la remplacer », s’alarme-t-elle.

Abandonnée par l’État

Sur les lieux de travail, c’est quasiment l’humiliation. « Si je n’achetais pas les feuilles A4 et l’encre de l’imprimante, je ne pourrais pas publier mes jugements », se plaint Yasmine, qui se sent « abandonnée par l’État ». « Avec mon collègue, je règle les services d’une femme de ménage pour nettoyer le bureau que nous partageons au Palais de justice de Baabda », relève-t-elle.

Le secteur public prend passablement mieux en charge l’entretien du Palais de justice de Beyrouth. Deux techniciens de surface travaillent dans l’étage où Ziad a son bureau. Les fournitures sont en outre assurées. Mais la photocopieuse est récemment tombée en panne, alors que le contrat pour sa maintenance est arrivé à expiration. « Le contrat ne sera pas renouvelé parce que l’État ne paie qu’en livres », suppute Ziad.

Quant au courant électrique, il manque dans tous les Palais de justice. La plupart des bureaux, couloirs et escaliers sont sombres. Les ascenseurs sont hors service. En sortant mercredi dernier de son bureau situé au 4e étage du Palais de justice de Beyrouth, Lina Sarkis, conseillère auprès de la 10e chambre civile de la Cour de cassation, a titubé dans l’obscurité et fait une chute sur les marches. Ce qui lui a valu une fracture et une intervention chirurgicale à la main.

Tous les magistrats interrogés désespèrent de voir la situation de la justice et leurs conditions de vie s’améliorer. L’État est indifférent et il est en faillite, notent-ils, précisant que les ONG étrangères sont réticentes à lui octroyer des donations parce qu’elles ne lui font pas confiance. Face à ce qu’ils considèrent comme une impasse, nombre de juges ayant à leur actif plus de 20 ans de métier ont déjà usé de leur droit à demander une mise à terme de leurs fonctions, laquelle leur permet de percevoir la moitié de leur salaire sans travailler. Les plus jeunes pensent à la démission, œuvrant à chercher un travail sous des cieux qui seraient plus cléments.

*Les prénoms ont été changés.

Avant la crise financière et économique de 2019, les magistrats menaient un train de vie plutôt confortable grâce aux salaires décents qu’ils percevaient alors. Aujourd’hui, ils ne peuvent plus joindre les deux bouts dans leur quotidien. Ils ne sont pas à l’aise non plus dans leur profession : les moyens de l’État sont si minimes que les Palais de justice manquent...

commentaires (4)

Ils n’avaient qu’à faire leur boulot à l’époque où tout allait pour le mieux pour eux et que leurs salaires faramineux et non mérités servaient à acheter leur silence sur toutes les injustices qui caractérisent notre pays depuis des décennies au lieu d’entasser les dossiers en attendant un coup de fil des vendus pour classer sans suite des crimes que le peuple subit grâce à leur laxisme pour ne pas dire leur travail biaisé et bâclé. L’arroseur arrosé. On ne va pas compatir mais plutôt vous plaindre. Si la justice de notre pays n’avait pas accepté de vendre son âme, on n’en serait pas là.

Sissi zayyat

12 h 35, le 16 mars 2022

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Commentaires (4)

  • Ils n’avaient qu’à faire leur boulot à l’époque où tout allait pour le mieux pour eux et que leurs salaires faramineux et non mérités servaient à acheter leur silence sur toutes les injustices qui caractérisent notre pays depuis des décennies au lieu d’entasser les dossiers en attendant un coup de fil des vendus pour classer sans suite des crimes que le peuple subit grâce à leur laxisme pour ne pas dire leur travail biaisé et bâclé. L’arroseur arrosé. On ne va pas compatir mais plutôt vous plaindre. Si la justice de notre pays n’avait pas accepté de vendre son âme, on n’en serait pas là.

    Sissi zayyat

    12 h 35, le 16 mars 2022

  • Basita apres 30 annees passees a vivre dans le luxe et a se croire au dessus des autres ( au-dessus des lois aussi) juste parce qu'on est juge ...c'est la roue qui tourne allez pleurer ailleurs ...!!

    kassem chady

    12 h 03, le 16 mars 2022

  • Pauvres juges ils nous feraient presque pleurer ...si la justice n'était pas corrompue depuis des dizaines d'années et s'ils faisaient leur boulot on ressentirait peut être de l'empathie pour eux .... Mais en l'état ... Non, désolé ....

    Emile G

    08 h 24, le 16 mars 2022

  • À l’image du pays: la faillite totale grâce au président fort, le régime fort et le gendre très fort. Bass ma khallouna …

    Lecteur excédé par la censure

    07 h 38, le 16 mars 2022

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