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Société - Reportage

Dans les ténèbres du Palais de justice de Baabda

Trois juges ont décidé, il y a une semaine, de ne plus se rendre à leurs bureaux tant que les conditions minimales d’un travail digne (électricité, eau, ramassage des ordures...) ne leur seraient pas assurées.

Dans les ténèbres du Palais de justice de Baabda

Une montagne de détritus aux abords du Palais de justice de Baabda. Photo C.A

« Nous ne pouvons continuer de nous rendre au Palais de justice de Baabda tant qu’y règnent des conditions de travail humiliantes portant atteinte à notre dignité. » Voici en substance l’annonce que Ghada Abou Karroum, Nadine Najm et Amal Eid, respectivement présidente et conseillères de la 11e chambre de la cour d’appel du Mont-Liban, ont publiée mercredi dernier sur un groupe privé WhatsApp rassemblant des magistrats. Une annonce qui s’est propagée comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux. « Est-il excessif de demander le ramassage des ordures, ou le courant électrique, ou encore de l’eau dans les toilettes ? » interrogent sans détour les trois juges. « Le devoir dans l’action judiciaire ne supprime pas le droit de travailler dans un environnement salubre », martèlent-elles encore.

Un désarroi que tout justiciable pourrait ressentir à l’approche du Palais de justice de la plus grande mohafazat (Mont-Liban), où des centaines de citoyens affluent quotidiennement pour régler leurs affaires administratives, juridiques et judiciaires.

À quelques mètres du bâtiment, c’est par deux bennes vomissant des ordures qu’ils sont accueillis. Si le soleil est vivifiant en cette matinée de février, il laisse exhaler tant de pestilences qu’il faut retenir sa respiration pour s’épargner la puanteur. Ce n’est pas tout. Entre les bennes et l’entrée de l’édifice, la chaussée est jonchée de sacs en plastique, bouteilles d’eau vides, gobelets à café, canettes en aluminium… Trois jours plus tôt, la tempête a fait voler ces déchets qui se sont répandus ici et là.

À l’intérieur du Palais de justice, l’escalier menant aux greffes des tribunaux et aux salles d’audience est crasseux, couvert d’une poussière noire et collante. Chaque marche est jonchée de mégots de cigarettes et de mouchoirs en papier, jetés au sol. « C’est probablement au vu de l’état gravement négligé du bâtiment que les personnes qui y entrent ne prennent pas la peine de chercher une poubelle », commente un avocat pour L’Orient-Le Jour. Des poubelles existent pourtant à l’étage : dans un coin, un énorme sac marron est rempli jusqu’à ras bord d’immondices accumulés vraisemblablement depuis des jours ; une corbeille verte est accrochée à un mur, elle aussi est pleine; au travers du passage, une autre est renversée, les ordures éparpillées autour d’elle.

Des mégots de cigarettes jetés sous une chaise. Photo C.A.

Abordée par L’OLJ, une magistrate témoigne du manque d’hygiène et de moyens, qui la contraint ainsi que d’autres juges à effectuer des tâches qui ne leur incombent pas. « Nous enlevons la poussière sur nos bureaux parce que personne ne le fait. Nous faisons de même dans les salles d’audience pour que nos doigts et nos dossiers ne se noircissent pas au contact des surfaces sales. » Elle ajoute : « La situation désastreuse des tribunaux dure depuis des années, mais avec la crise multiforme et la dépréciation de la monnaie, cela s’accentue. Nous en arrivons ainsi à payer de nos propres poches les fournitures (feuilles, crayons, encre pour imprimantes, etc.) pour ne pas entraver les formalités et les procès en cours. »

À la lumière du portable

L’ambiance glauque qui règne dans l’enceinte du Palais de justice n’est pas seulement due à la saleté des lieux. Les étroits corridors sont plongés dans la pénombre, faute d’électricité. « Ici, l’obscurité est la règle, et la lumière, donc l’électricité, l’exception », ironise un avocat, qui tente de déchiffrer les pages d’un dossier avec la torche de son téléphone portable. « La vétusté du système électrique a provoqué un court-circuit », avance-t-il, indiquant que « la panne n’est pas récente, mais (que) le remplacement du matériel défectueux n’est prévu dans aucun budget ». Un peu plus loin, l’ascenseur ne fonctionne pas. « Même quand l’électricité est fournie, il reste hors d’usage », indique un autre avocat, déplorant qu’un de ses clients, une personne à besoins spécifiques, ne puisse assister aux audiences d’un procès qui le concerne faute de pouvoir accéder à la salle du tribunal. Le Palais de justice est dépourvu d’électricité, mais aussi de mazout, et donc sans chauffage. « Lors des tempêtes, j’étais transi de froid », se plaint Makram*, un greffier dont le bureau de 7 m2 est envahi de milliers d’enveloppes couleur ocre contenant les dossiers dont il a la charge. Celles-ci dégagent une odeur insoutenable. De temps en temps, Makram apporte de la naphtaline pour « empêcher l’apparition de mites ». « J’ai 32 ans, dont sept passés dans cette pièce suffocante. Je ne sais pas pendant combien d’années je resterai en bonne santé avant d’être atteint d’asthme ou d’une autre affection respiratoire », appréhende le fonctionnaire. Sur son lieu de travail, il porte le masque depuis bien avant la propagation du coronavirus.

Durant la saison estivale, ce n’est pas mieux. « L’été, on étouffe. Regardez cette fenêtre, je ne peux pas l’ouvrir », explique Makram en montrant le tuyau d’un climatiseur qui passe devant la vitre et en bloque l’ouverture. Sur les vitres sont collés des papiers ocre, coupés dans des enveloppes de dossiers. Makram explique qu’ils servent de « rideaux » lorsque le soleil tape fort.

Archivage manuel

Pas d’ordinateur sur le bureau du jeune greffier. Ni sur les bureaux de ses collègues. En 2022, le classement et l’archivage demeurent strictement manuels. Rania*, auxiliaire de justice, tient un grand cahier entre les mains. « J’inscris sur ce registre tous les numéros et noms des dossiers à examiner par le tribunal lors de prochaines audiences », indique-t-elle, montrant à ses pieds deux énormes sacs dans lesquels sont entassés les dizaines de dossiers en question.

Des milliers de dossiers archivés à la main au Palais de justice de Baabda. Photo C.A.

Pour se rendre d’une pièce à l’autre, on patauge dans de grosses flaques d’eau. Le réflexe est de scruter le plafond pour en découvrir l’origine. Moisi et écaillé, celui-ci a en effet perdu toute étanchéité.

Des infiltrations d’eau provenant d’un plafond à la peinture écaillée. Photo C.A.

Ironiquement, l’eau est introuvable là où elle est nécessaire : en cas d’envie pressante, impossible d’utiliser les toilettes. Celles-ci sont verrouillées, faute d’eau et d’entretien ménager. « Si nous sommes pris d’un besoin urgent, il nous faut sortir parce que nous n’avons pas accès aux WC », confie un agent de sécurité à L’OLJ. Les juges et les fonctionnaires disposent toutefois de leurs propres toilettes, qu’ils entretiennent avec les moyens de bord. Idem pour les avocats, qui doivent, eux, demander la clé à une employée travaillant pour l’ordre des avocats, dont le bureau se trouve au rez-de-chaussée. Encore faut-il que les pompes actionnées momentanément lors du passage éclair de l’électricité de l’État aient le temps de remplir d’eau les tuyaux… Un contexte de travail humiliant et dégradant à tous les niveaux. « Notre dignité ne nous permet pas de poursuivre notre travail dans de telles circonstances », lance un juge haut placé qui appuie la décision de ses trois consœurs. « Comment pourrions-nous rendre justice, alors que nos droits les plus élémentaires sont spoliés ? » s’interroge-t-il. « Les revendications de Mmes Abou-Karroum, Najm et Eid sont compréhensibles et légitimes, l’enjeu étant non seulement de sauvegarder leur dignité, mais celle de l’ensemble du corps de la magistrature, des avocats, de la justice et de l’État «, avance le magistrat. » Si rien n’est fait pour trouver une solution, beaucoup de mes collègues pourraient suivre leur exemple », avertit-il, martelant que « si l’aptitude à la résilience est inégale selon les individus, elle a ses limites, même chez les plus coriaces ».

Reste à l’État, et plus particulièrement au ministre de la Justice, Henri Khoury, d’entendre cette mise en garde. Pour l’heure, M. Khoury n’a pas répondu aux sollicitations de L’Orient-Le Jour, notamment sur le point de savoir si une quelconque issue est envisagée pour sortir le Palais de justice de Baabda des ténèbres. Des ténèbres comme une triste métaphore de l’état actuel de la justice au Liban…

*Les prénoms ont été changés.

Vers une grève générale du Club des juges ?

Alors que le Club des juges avait annoncé hier matin une grève générale d’une semaine, les médias locaux ont rapporté dans l’après-midi des propos du procureur près la Cour de cassation, Ghassan Oueidate, selon lesquels la décision de suspendre le travail des magistrats n’a pas encore été prise. Selon ces médias, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) tiendra aujourd’hui une réunion au cours de laquelle seront discutes les problèmes dont les juges pâtissent.

Dans un communiqué publié plus tôt dans la journée, le Club des juges avait décrété une grève générale d’une semaine, affirmant qu’il s’agissait « d’une première mesure en vue d’une escalade au cas où les revendications ne seraient pas prises en compte par les autorités compétentes ».Signalant la dégradation des conditions de vie et de travail des juges, à l’instar des autres Libanais, le Club des juges met en tête de ses priorités « l’adoption de la loi sur l’indépendance de la justice, telle que nous la voulons et non la version actuellement en gestation ». Le communiqué cite tout particulièrement « l’élection des membres du Conseil supérieur de la magistrature exclusivement par les juges eux-mêmes », sachant que la proposition de loi actuelle prévoit la désignation d’une partie par les autorités. Le Club des juges revendique également « les poursuites contre tout juge qui aurait négligé sa mission, qu’il l’ait fait délibérément, par suivisme ou pour servir les intérêts de telle ou telle partie ». Le texte met en bonne place une revendication essentielle des juges : celle de leur assurer des conditions de travail dignes, en réhabilitant des Palais de justice aujourd’hui insalubres, sans eau, électricité ou même fournitures. Rappelons que trois magistrates ont récemment annoncé leur refus de se rendre au Palais de justice de Baabda en raison des conditions de travail déplorables. Le communiqué ne néglige pas les conditions de vie des juges, demandant des garanties concernant la contribution financière de l’État à leur Caisse mutuelle, ainsi que l’adoption d’un nouveau mécanisme qui leur assure « le minimum requis pour une vie digne ».

« Nous ne pouvons continuer de nous rendre au Palais de justice de Baabda tant qu’y règnent des conditions de travail humiliantes portant atteinte à notre dignité. » Voici en substance l’annonce que Ghada Abou Karroum, Nadine Najm et Amal Eid, respectivement présidente et conseillères de la 11e chambre de la cour d’appel du Mont-Liban, ont publiée mercredi dernier sur un groupe...

commentaires (13)

TROP PEU, BEAUCOUP TROP TARD MSSR/MMES JUGES LIBANAIS. LE PALAIS DE JUSTICE DE BAABDA, CELUI DE BEYROUTH ET PROBABLEMENT D'AUTRES VILLES SONT DANS UN ETAT DEPLORABLE BIEN AVANT LA CRISE ACTUELLE. CE QUI LES AVAIT EMPECHE CES MEMES JUGES DE REAGIR ET EXIGER MIEUX ? JE VOUS LAISSE LES CHOIX D'EN TROUVER UNE SEULE REPONSE ""OBJECTIVE""

Gaby SIOUFI

10 h 23, le 12 février 2022

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Commentaires (13)

  • TROP PEU, BEAUCOUP TROP TARD MSSR/MMES JUGES LIBANAIS. LE PALAIS DE JUSTICE DE BAABDA, CELUI DE BEYROUTH ET PROBABLEMENT D'AUTRES VILLES SONT DANS UN ETAT DEPLORABLE BIEN AVANT LA CRISE ACTUELLE. CE QUI LES AVAIT EMPECHE CES MEMES JUGES DE REAGIR ET EXIGER MIEUX ? JE VOUS LAISSE LES CHOIX D'EN TROUVER UNE SEULE REPONSE ""OBJECTIVE""

    Gaby SIOUFI

    10 h 23, le 12 février 2022

  • AVOCATS ET JUGES, c est humiliant,nos institutions publiques !

    Marie Claude

    07 h 53, le 12 février 2022

  • C'est toujours les femmes juges qui tiennent le flambeau, Alors si élection il y a ,votez "Femme",ce sera le vrai changement!

    Nassar Jamal

    08 h 49, le 11 février 2022

  • Everything that this political elite class touches dies. Governments have not passed a budget for more than 12 years in a row. The justice Palace in Baabda is very old and requires major renovations. The property taxes I've been paying to the tune of $600 a year have not been used to invest into our area. We need to adopt decentralized government so that property taxes remain within and can be spent in the Municipality.

    Mireille Kang

    04 h 31, le 11 février 2022

  • Bah Voyons! Nasrallah veut que le Liban soit à l'image de l'Iran! Nous y sommes mesdames et messieurs! Il tient parole cet apprenti Mollah!

    Marwan Takchi

    19 h 49, le 10 février 2022

  • Il est temps de demander à Ghada de venir faire le ménage au palais de justice sous les directives du papa de tous...

    Wlek Sanferlou

    19 h 36, le 10 février 2022

  • Quelle tristesse... Dommage qu'on n'ait pas donné plus de moyens au Président de la République pour résoudre tous les problèmes du pays.

    Georges Olivier

    19 h 12, le 10 février 2022

  • Pas très loin de ces saletés à l'intérieur et au dehors...jetées par des citoyens...libanais...oui...oui..,!!!...le palais présidentiel... - Irène Saïd

    Irene Said

    17 h 53, le 10 février 2022

  • Fin de règne... Bonne nouvelle somme toute pour les libanais nombreux qui, de toute manière, ne croient pas a cette justice 'occidentale' instaurée "de force" par la puissance mandataire française. Ils lui préfèrent le système médiéval de justice tribale modèle Afghan- directement inspiré par Dieu lui-même...

    Mago1

    17 h 51, le 10 février 2022

  • Tous les pays pauvres ne tombent pas à ce degré de laisser-aller. Il y a plus grave que la pauvreté matérielle et c'est un peuple indescriptible d'incivisme et de mépris du bien commun.

    M.E

    17 h 36, le 10 février 2022

  • C’est scandaleux

    Khoury-Haddad Viviane

    16 h 01, le 10 février 2022

  • Vous n’avez qu’à vous plaindre à la justice pour les coupables soient poursuivis et jugés. Ah, zut, mais c’est vous la justice. Alors soit je ne comprends plus rien, soit il n’y a vraiment plus d’espoir…

    Gros Gnon

    15 h 03, le 10 février 2022

  • que la honte rejaillissent sur ce mandat soi-disant "fort", son président et sa clique de corrompus qui ont fait du Liban un état failli, une poubelle à ciel ouvert, et des citoyens pauvres et démunis.

    CAMAYOU / INEOS

    14 h 51, le 10 février 2022

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