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Nos Lecteurs ont la Parole

« C’est par la conquête que se fondent les empires »

« C’est par la conquête que se fondent les empires »

Les pompiers en action après un des bombardements de Kiev. Aris Messinis/AFP

« C’est par la conquête que se fondent les empires », Ibn Khaldoun, al-Muqaddima (Les Prolégomènes), 1377.

Le président de la fédération de Russie serait-il un lecteur assidu d’Ibn Khaldoun ? Rien ne laisse le penser. Mais sa pratique du pouvoir, depuis son accession à la tête de la Russie au début des années 2000, le rapproche de la figure du sultan telle que décrite par Ibn Khaldoun. Selon le célèbre historien et précurseur de la sociologie dans le monde arabe, le souverain (le roi ou le sultan) doit faire usage de la force afin de maintenir la cohésion de l’État. Le président de la Russie a certes été réélu plusieurs fois, mais les élections en Russie restent entachées d’irrégularités et de nombreuses difficultés se dressent devant les candidats opposés à la politique du Kremlin (inégalité de l’accès à l’espace médiatique, difficultés d’enregistrement des candidats, pour ne citer que quelques exemples).

Quant au plus célèbre opposant russe, Alexeï Navalny, il est actuellement en détention et risque, en plus de son actuelle peine de prison, de passer encore jusqu’à dix ans derrière les barreaux – s’il ne meurt pas empoisonné entre-temps –, au terme d’un simulacre de procès de l’avis de la quasi-totalité des observateurs. Ainsi, c’est une pratique de plus en plus autoritaire du pouvoir qui caractérise le président russe.

Si l’actuelle guerre menée en Ukraine risque de considérablement affaiblir la Russie sur la scène internationale, les sanctions imposées par les pays occidentaux n’ont jamais fait plier aucun despote. Un autre pays également dirigé d’une main de fer par un autre despote lui fournira toujours une aide. Syrie actuelle, Irak baassiste, Cuba castriste, etc., l’histoire récente nous fournit quelques exemples. Ainsi, la Russie pourra toujours compter sur l’amitié « solide comme un roc » (sic) de la République populaire de Chine. Si la Russie est à présent décrite comme isolée sur la scène internationale, elle continuera à entretenir des relations importantes avec de nombreux pays, de l’Inde à Israël, pour des raisons tant économiques que stratégiques. Mais intéressons-nous surtout à la situation intérieure du pays.

Il est une chose que beaucoup d’observateurs oublient, l’effondrement de l’URSS a été vécu comme un traumatisme par un grand nombre de russes, officiers de l’armée et des services de renseignements en tête. Vladimir Poutine l’a lui-même qualifié de « plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Alors comment reconquérir ces territoires perdus ? Par la force et la manipulation. Par la force ? Annexion de la Crimée avec à la carte 27 000 km2 de territoire, une grande zone maritime en mer Noire et de potentielles ressources énergétiques. Majoritairement peuplée de Russes, l’opposition de la population autochtone n’a pas été un problème majeur. Et quand un territoire périphérique tend vers l’indépendance ? Encore la force. Bilan des deux guerres de Tchétchénie : entre 100 000 et 300 000 morts, selon les estimations. Aujourd’hui, la République tchétchène est tenue d’une main de fer par Ramzan Kadyrov et ses hommes. Des troupes tchétchènes seraient actuellement présentes sur le sol ukrainien en plus du sol syrien. Ces troupes, réputées pour être composées de combattants aguerris et intransigeants, participent à la fois à la propagande de Moscou et de Grozny. Néanmoins, la montée en puissance de Ramzan Kadyrov inquiéterait au Kremlin, de l’avis de certains spécialistes. Un excès de puissance peut entraîner des idées autonomistes, voire indépendantistes. Les Mamelouks ont d’abord été au service des Abbassides puis enfin des Ayyoubides, jusqu’au tournant du XIIIe siècle… Et n’oublions pas que le père de l’actuel maître de Grozny, Akhmad Kadyrov, a d’abord combattu pour l’indépendance de la Tchétchénie avant de se rallier au Kremlin. Quid de la manipulation ? Ossétie du Sud, Transnistrie et Biélorussie en tête pour ne donner que quelques exemples.

La situation économique risque de s’aggraver tant pour les classes populaires et moyennes que pour les oligarques russes. La censure contre les médias ne rapportant pas la « Doxa » officielle du Kremlin risque également d’entraîner des conséquences néfastes pour le pouvoir. « L’aisance du peuple ajoute d’abord à la force de l’empire » (op. cit.), chose qu’oublient bien souvent certains despotes.

L’œuvre d’Ibn Khaldoun a largement été étudiée pour expliquer l’expansion puis le déclin de l’Empire islamique (de la période des quatre califes à l’Empire ottoman, en passant par les dynasties omeyyade, abbasside et fatimide). Néanmoins, l’étude de la Muqaddima, plus de six siècles après sa parution, peut se révéler d’une modernité étonnante pour analyser les comportements des grandes puissances actuelles.

Mais que partagent donc l’Empire islamique des premiers siècles de l’hégire et l’actuelle fédération de Russie ? Pas grand-chose à première vue, si ce n’est que les mécanismes qui tendent à affaiblir ou à renforcer ces empires restent en partie les mêmes. « Aussitôt que l’empire subit les premières atteintes de la vieillesse et de la décrépitude, il rétrécit ses frontières, tout en conservant sa capitale » (op. cit.), c’est ce qui est arrivé à l’URSS et qui pourrait à nouveau arriver à la Russie dans un avenir lointain. À trop négliger les aspirations sociales et économiques des classes inférieures et moyennes, le pouvoir russe pourrait devenir assez impopulaire. Et par des sanctions prolongées de la part des pays occidentaux, une partie importante de l’oligarchie russe pourrait également réévaluer son soutien au président russe.

« Un sultan, par lui-même, est un faible individu chargé d’un lourd fardeau ; aussi doit-il nécessairement se faire aider par d’autres hommes » (op. cit.). L’échange tendu et pour le moins singulier entre le président russe et le responsable des renseignements extérieurs de son pays, retransmis à la télévision à la fin du mois dernier, concernant l’hypothétique reconnaissance de l’indépendance des territoires séparatistes ukrainiens du Donbass – les deux républiques populaires autoproclamées de Lougansk et de Donetsk –, n’est pas anodin. Le président russe prend ses décisions seul et n’hésite pas à le montrer. À noter que la République arabe syrienne a dans la foulée reconnu ces deux entités, mais a attendu 2008 pour accepter d’établir des relations diplomatiques avec le Liban, drôle de conception de la souveraineté des États. « Syriens et Libanais forment un seul peuple dans deux États », aimait expliquer feu Hafez el-Assad. Le président russe use de la même rhétorique pour justifier l’invasion de l’Ukraine, un seul peuple pour deux États, la Russie serait en train de retrouver ses frontières naturelles…

Le président russe n’hésite pas à humilier un haut responsable des services de renseignements de son pays sans que personne ne trouve rien à y redire. Le virement autoritaire pris par le président russe inquiète les observateurs occidentaux, c’est une chose, mais il inquiète également une part croissante de la population russe, celle-ci n’étant pas farouchement opposée à son président. Une part non négligeable des Russes reconnaît à Vladimir Poutine que ses mandats successifs ont permis de restructurer une économie russe au bord de l’effondrement à la suite de la chute de l’URSS et de remettre la Russie au centre du jeu international, mais son excès d’autoritarisme et la situation économique du pays pourraient lui coûter le soutien d’une grande partie des Russes.

« La puissance des rois et des empires ne saurait être ébranlée ni renversée que par un homme ayant pour soutien une puissante tribu ou un peuple animé d’un fort esprit de corps », analysait le grand historien andalou. Et en Ukraine, c’est précisément le soutien de la « asabiyya » (« l’esprit de corps », par extension le corps lui-même) qui manque au président russe.

« Trop de sévérité dans un souverain nuit ordinairement à l’empire », prédisait également Ibn Khaldoun. Le « zaïm » du Kremlin gagnerait peut-être à lire la Muqaddima…


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« C’est par la conquête que se fondent les empires », Ibn Khaldoun, al-Muqaddima (Les Prolégomènes), 1377.Le président de la fédération de Russie serait-il un lecteur assidu d’Ibn Khaldoun ? Rien ne laisse le penser. Mais sa pratique du pouvoir, depuis son accession à la tête de la Russie au début des années 2000, le rapproche de la figure du sultan telle que décrite...
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