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Nos Lecteurs ont la Parole

Bchémoun dans le cœur

Il faisait froid cet hiver-là. 1992 fut une année record au Liban. Les températures, qui dégringolaient pendant la nuit, faisaient geler les gouttes de pluie sur les cyprès à la sortie de la cantine. L’odeur de la limonade et du quart de manouché, qui en émanait de bon matin, remplissait déjà les narines et les bronches.

À Bchémoun, il faisait froid cet hiver-là. Mais les cœurs, eux, étaient chauds. Dix ans d’égarement géographique dans les méandres des invasions et des guerres venaient, enfin, de prendre fin.

Bchémoun… Bchémoun était devenu ce rêve passionnel, ce rêve lointain, ce rêve impossible qui, nourri par les paroles de nos maîtresses, professeurs et parents, au rythme des cavalcades entre Zokak el-Blatt, Jall el-Bahr et Kantari, avait grandi, pendant une longue et dure décennie, dans nos petits corps vêtus de jaune et blanc, jusqu’à devenir un mythe irréalisable. Mais à la rentrée 1991-1992, le retour à Bchémoun venait, enfin, de se réaliser.

Le Liban venait, quelques mois auparavant, de sortir de sa guerre civile. Les « check-points » des miliciens étaient levés, l’armée se déployait, les sacs de sable sur les fenêtres étaient passés de mode et les points de passage entre les deux parties du même Beyrouth – que Raymonde Abou, la directrice de l’école, traversait au moins deux fois par semaine sous l’œil malveillant des francs- tireurs –, venaient de rouvrir, complètement, pour de bon, cette fois-ci.

Retour au vaisseau mère. Retour aux sources. Retour à la ruche d’abeilles. Abou Kemil organisait l’arrivée des « autocars » (bus scolaires), les surveillantes s’activaient pour nous mettre en rang au son de la cloche, Greta Atyeh, marchant majestueusement, avec ses lunettes tenues par une chaîne autour du cou et reposant sur la poitrine, donnait ses instructions à ses lieutenantes, veillant ainsi au bon déroulement du cérémonial quotidien.

Quel privilège c’était, pour nous, de nous asseoir en classe, pour voir défiler devant nous, au rythme des sept périodes de cours, les membres de la « Dream Team » du Collège Louise Wegmann-Bchémoun. Ibtihaj Naaman, Josette Khalil, Liliane Noura, Élisabeth Kobeissi, Ali Badran, Kamal Hamzeh, Samir Abou Daher, Nabil Khanji, Zakya Dagher, Raya Alameddine, Annette Mansour, Salime Elkik, les Ibrahim : Halawani et Rachidi, les Antoine : Choueiri et Sabaali, ainsi que tous les autres Jaroudi, Modad, Dakroub, Khanssa, Nakhleh, Kahwaji, Hassan, Sawan, Kawa, Maalouf et beaucoup d’autres qui, une fois la quarantaine passée, la mémoire a tendance à rendre leurs noms confus, mais ils n’en demeurent pas moins gravés, à jamais, dans le cœur.

Les professeurs du CLW de Bchémoun ne nous ont pas seulement donné la meilleure formation et la meilleure éducation possible au Liban, et ce dans les conditions les plus difficiles, mais ils ont surtout donné à chacun de leurs élèves des ailes, celles qui ont permis à chacun de nous d’aller de l’avant, de refuser de se résigner devant la médiocrité ou de l’accepter comme une fatalité, de progresser encore et toujours, de se défier sans cesse, de dépasser ses limites, de partir loin. Et cela est, tout simplement, inestimable.

Les amitiés que chacun des élèves a forgées à Bchémoun sont, aujourd’hui, des années et des décennies après avoir quitté l’école, plus fortes que jamais, alors que chacun(e) de nous vit dans l’un des quatre coins du monde.

Paris, 7 mars 2022, au soir. Il fait froid en ce début de mars. Mais l’éloignement prolongé du pays, lui, ne réchauffe pas particulièrement le cœur. Mon smartphone clignote dans le métro. Un message WhatsApp provenant du Liban. Le site du CLW de Bchémoun va être fermé pour manque d’élèves. La chute des effectifs est drastique ; la circulaire du collège mentionnant une diminution de cinquante pour cent.

Raymonde Abou, paix à votre âme. Notre site mère vient, aussi, de la rendre. Je viens de réaliser que le vaisseau mère est condamné. On dit que c’est temporaire. On répète que c’est nécessaire. Sans doute. Mais tous les manuels de la « pensée positive » du monde et autres maladresses psychologisantes ne peuvent, aujourd’hui, consoler l’immense tristesse qu’éprouvent, dans le monde entier, des milliers d’anciens élèves devant la fermeture du creuset de leurs plus beaux souvenirs, qui sera ainsi sans présent, qui sera désormais vide de tout, sauf de son glorieux passé.

En 1992, le retour à Bchémoun, après dix ans d’errements à cause de la guerre, s’inscrivit dans la vague d’espoir qui traversait le Liban d’après-guerre. Trente ans plus tard, la fermeture, quoique temporaire, quoique probablement nécessaire, du site de Bchémoun, semble s’inscrire dans la chronique d’une mort annoncée de tout un pays.

Ses élèves doivent énormément à leur collège. Énormément. Nous ne devons pas le laisser traverser, seul, sa crise. Le CLW-Bchémoun nous a bercé au son de « pon pon patapon » lorsque les explosions déchiraient le calme forcé qu’impose la terreur des guerres dans tout un pays. Il nous a portés dans son cœur, il nous a portés loin. C’est à nous, maintenant, de le porter.

En attendant, il sera toujours, à jamais, dans nos cœurs.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Il faisait froid cet hiver-là. 1992 fut une année record au Liban. Les températures, qui dégringolaient pendant la nuit, faisaient geler les gouttes de pluie sur les cyprès à la sortie de la cantine. L’odeur de la limonade et du quart de manouché, qui en émanait de bon matin, remplissait déjà les narines et les bronches.À Bchémoun, il faisait froid cet hiver-là. Mais les...

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