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Lifestyle - Un peu plus

L’adolescence libanaise brisée

L’adolescence libanaise brisée

Photo d’illustration bigstock

Mon fils était assis à son bureau, étudiant soigneusement un poème d’Apollinaire. Il avait un oral de français le lendemain. Il révisait ses notes, faisait des recherches, écrivait son commentaire. Il m’a appelée pour me demander de l’écouter réciter. Il a présenté la poésie puis le poète, Alcools, et enfin fait son analyse. Il s’est mis à parler d’alexandrins, de poésie moderne, de métaphores, d’oxymores, de connotations. De ce qu’il avait compris du texte d’Apollinaire. Pendant tout ce temps, je le regardais et je revoyais ma propre adolescence. J’avais eu moi aussi Zone au bac. À l’anticipation, comme on aime encore la nommer. On a parlé de Picasso, du mouvement des cubistes, des surréalistes, de l’importance de la poésie, de la beauté de la langue française. Je suis sortie de sa chambre, le laissant continuer à étudier.

Il ne lui reste qu’une année et demie. Une année et demie avec moi, avec son père. Une année et demie au Liban. Lui, comme nous, aimerait faire ses études ailleurs. Ailleurs qu’ici. Et chaque jour qui passe, je raye les traits des jours qui restent sur un mur imaginaire, comme un prisonnier le ferait sur celui de sa cellule. Chaque trait est un jour en moins. Un jour en moins avec lui. Lorsque j’avais son âge, je comptais ces jours à l’inverse. Je comptais ces jours qui me rapprochaient de mes vacances au Liban. L’année scolaire touchait à sa fin et l’été était à la porte. Mon été libanais. J’avais eu la chance d’avoir été à l’abri de cette terrible guerre qui avait ravagé notre pays. Son père, lui, avait passé son adolescence entre les abris et les bombes. Cette dichotomie dans la vie de ses parents a permis à mon fils de comprendre que la vie n’était pas la même pour chaque personne. Sa mère avait eu une jeunesse normale, loin d’un pays qu’elle ne retrouvait que durant les étés des cessez-le feu. Son père n’avait pas eu cette chance-là. Il avait eu une jeunesse fractionnée, entre peur et pulsions de vie. Le tour de mon fils était venu de vivre lui aussi un quotidien schizophrène. Un quotidien rythmé par un match de foot, le survol de la ville par des avions israéliens, les queues aux stations d’essence, les tirs dans les quartiers avoisinants son lycée ; les grèves, les soirées entre copains, les cours en distanciel, les farewell parties des amis qui s’en vont, ses inquiétudes et celles de ses parents; cette incertitude qui plane au-dessus de nous, comme une épée de Damoclès. Cette même épée qui nous rappelle également que bientôt, nous serons séparés de lui. Et pas par choix. Et au lieu de profiter de ces instants qui nous restent, dans l’insouciance que devrait être l’adolescence, nous sommes rongés par cette angoisse de ne pas savoir si nous aurons les moyens de lui offrir cette chance. Tous les moyens. Rongés par ce constat amer et insupportable de nous voir œuvrer ensemble vers un but unique : se séparer.

Que ressentent ces adolescents d’aujourd’hui ? Ceux qui rêvent de partir, ceux qui ne peuvent pas, ceux qui partent, ceux qui sont partis. À quoi pensent-ils ? Réalisent-ils que cet arrachement risque d’être définitif? Que l’option d’un retour est minime. Que contrairement à leurs parents, ils ne partent pas pour mieux revenir. Que contrairement à beaucoup de jeunes, ils n’iront pas faire leurs études à l’étranger pour rentrer à la maison et construire leur avenir. Que l’idée de cette maison s’efface comme les couleurs des photos avec le temps. Pourront-ils encore venir en été pour voir leurs parents, comme je le faisais ? Leurs parents seront-ils là ou eux aussi auront-ils été contraints de s’exiler pour continuer à vivre ? Seront-ils dans le même pays ? Quand se reverront-ils ? Leurs tourments doivent être terribles. Ils oscillent probablement entre espoir et angoisse. Comme leurs parents, terrifiés à l’idée de dire au revoir à leurs enfants, sachant que leurs vies seront scindées. Qu’ils grandiront et vieilliront les uns loin des autres. Et que quoi qu’ils fassent, où qu’ils soient, il y aura une partie de leur cœur qui aura été écrabouillée.

Chroniqueuse, Médéa Azouri anime avec Mouin Jaber « Sarde After Dinner », un podcast où ils discutent librement et sans censure d’un large éventail de sujets, avec des invités de tous horizons. Tous les dimanches à 20h00, heure de Beyrouth.

Épisode du 27 février: Mouafac Harb


Mon fils était assis à son bureau, étudiant soigneusement un poème d’Apollinaire. Il avait un oral de français le lendemain. Il révisait ses notes, faisait des recherches, écrivait son commentaire. Il m’a appelée pour me demander de l’écouter réciter. Il a présenté la poésie puis le poète, Alcools, et enfin fait son analyse. Il s’est mis à parler d’alexandrins, de poésie...

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