
Le président russe Vladimir Poutine lors d’une allocution télévisée le 21 février 2022 à Moscou. Alexey Nikolsky/Sputnik via AFP
Un masque à deux trous laisse passer un regard qui ne laisse rien passer. Ce n’est pas un regard, c’est une paire de fenêtres bétonnées de bleu clair : on a beau les scruter, y chercher un signe de vie ou de mort, on n’y trouve ni l’un ni l’autre. On y trouve la haine des deux, conservée dans du froid. C’est une chambre de tir. Et pour peu qu’intervienne un sourire, c’est pour mieux nous glacer. Voilà, en deux yeux, l’impasse où nous sommes. Car ce monument de mensonge à l’équilibre d’acier qu’est Vladimir Poutine ne commence ni ne s’arrête avec lui. Il incarne, au-delà de son cas, le mur planétaire contre lequel se cognent, jour après jour, les poings de la liberté. Il n’est donc pas que lui. Il est un monstre nourri par l’évolution de l’espèce qui est la nôtre avec les moyens écrasants dont elle est désormais dotée. Cet homme est sans doute fou, mais pas que… Il ressemble à ce qui nous menace de tous côtés, pour peu qu’on veuille faire la différence entre consommer et vivre; dominer et servir ; avoir et être. Qu’un individu puisse, à lui seul, infliger sa mégalomanie au monde entier, ne serait-ce qu’un quart d’heure, c’est dire si le monde est malade, si ses anticorps sont à plat. C’est dire s’il est aveugle. C’est dire si l’ego, la puissance et l’argent sont en train d’avoir notre peau. Tandis que les Ukrainiens crèvent de peur et de froid, crèvent tout court – comme hier, et encore aujourd’hui, les Syriens sous la botte d’Assad, comme avant-hier les Irakiens sous celle de Saddam, puis sous celle des croisés de la manne pétrolière et, pour finir, sous celle des islamistes–, l’avenir ne cesse de se présenter sous les traits d’une réunion de chefs d’État autour d’une table rase.
Tragédie universelle
Parmi les milliers de rapports géostratégiques consacrés aux conflits internationaux, existe-t-il, aux USA, en Russie, en Chine, une étude officielle sérieuse consacrée à la quantité de haine produite par leurs politiques étrangères ? Si c’est le cas, on aimerait la lire. Un individu suffit pour mettre en danger des dizaines, voire des centaines de millions de personnes. Des milliers de milliards de dollars sont aussitôt mobilisés, immobilisés, pour mettre sa politique en échec. Mais quel logiciel sera jamais en mesure de calculer le montant de souffrances que le mal nommé Poutine ne cesse de générer ? Et ce mal, quel esprit rationnel peut se le représenter comme une tumeur isolée ? La tragédie qu’endurent les Ukrainiens dans leur chair est universelle. Être à leurs côtés, c’est être aux côtés de toute personne livrée à l’ignominie dans la solitude. Dans les abris de Kiev, de Kharkiv ou d’Odessa, dans les prisons russes où les opposants, en cet instant, sont jetés par milliers, dans les prisons turques, les prisons iraniennes, les prisons chinoises, dans les salles de torture des régimes arabes… Qu’on imagine un peu le chiffre d’une addition bien faite. C’est l’horreur.
La bonne nouvelle, dans ce désastre, c’est le réveil de l’Europe : l’immense mouvement de solidarité qui s’organise pour étrangler le chef du Kremlin. Sur ce point, les esprits sensés sont d’accord. À ceci près que nous autres, dans cette région incendiée, avons été gratifiés, au milieu de ce bel élan, de records en termes de racisme assumé. À des heures de grande écoute, des commentateurs exaltés par la supériorité du réfugié blanc sur le réfugié de couleur ont plaidé la cause de l’un au mépris de l’autre. « On ne parle pas de Syriens qui fuient les bombardements du régime syrien soutenu par Vladimir Poutine, disait d’un ton entendu un journaliste sur BFMTV, on parle d’Européens qui partent dans leurs voitures qui ressemblent à nos voitures. » CNN, CBS et bien d’autres n’ont pas fait mieux.
Impuissance de la toute-puissance
Pendant que Poutine met les nerfs du monde entier à l’épreuve de sa folie, nous assistons à l’impuissance de tous, y compris à l’impuissance de la toute-puissance. Cette infirmité qui effrite le Liban, la région tout entière, depuis des décennies, frappe en ce mois de mars 2022 à toutes les portes. À moins d’une révolution mentale à l’échelle planétaire, la décomposition des pays et des peuples est en marche. Si Poutine reste en vie et au pouvoir, si son cerveau malade en vient à transformer l’outil de la dissuasion nucléaire en un outil de persuasion, les questions ne se posent plus… S’il est arrêté en chemin, défait d’une manière ou d’une autre, que comptons-nous faire du temps qu’on aura arraché à ses griffes ? Le temps qui a conduit au désastre actuel, sommes-nous prêts à en revoir le fonctionnement et l’usage de fond en comble? Sommes-nous disposés à l’investir de nouvelles priorités qui ne soient pas que financières et militaires ? Va-t-on s’attaquer à l’énormité du mensonge qui vide mécaniquement les mots de leur sens, qui dote des individus de pouvoirs exorbitants, qui autorise les intérêts à écraser les droits, la pollution à corrompre l’air ? Les leviers de la peur et de la haine, qui sont précisément ceux de la guerre, veut-on travailler à les désamorcer ou va-t-on se contenter de changer d’ennemi, de déplacer le curseur? À quoi bon déclarer à la tribune des Nations unies que « le recours aux armes nucléaires n’est acceptable sous aucune condition » quand la production de ces armes va de soi (dans certains pays et pas dans d’autres, évidemment…) ? Le principe de la dissuasion nucléaire n’est-il pas le postulat même de notre inanité ?
Il y a peu, un foutraque d’un tout autre genre se trouvait à la tête des États-Unis et pouvait lui aussi disposer avec un doigt de l’avenir de l’humanité. Jusqu’à quand va-t-on faire comme si le mal pouvait se dissoudre à coups de rhétorique et le bien se faire oublier à coups de digressions ? La dissuasion la plus élémentaire pour qui veut la paix, c’est la dissuasion de la haine. C’est la réhabilitation de l’autre dans la représentation de soi. C’est l’écoute de sa peur. Le respect de ses droits. Le coup de génie de Zelensky au premier jour de l’attaque ce fut, entre autres, son adresse au peuple russe. Ce fut la manière dont il a hissé l’humanité au-dessus des techniques défensives de l’intelligence. Il a rompu avec la langue toute faite du rapport de force. Chaque mot était senti, vécu, pensé. Si, après avoir parlé aux Russes, c’est-à-dire à chacun de nous, il nous avait cité un vers de Pouchkine ou d’Akhmatova, nous n’en aurions pas été surpris. Il a fait reculer la barbarie par son seul ton de voix. Il a résisté sans céder à la haine. Il n’a pas abusé du pouvoir, il l’a servi. Combien peuvent en dire autant ? Que fera-t-on à l’avenir de ce capital inestimable, qu’en fera-t-il lui-même ? Nul ne le sait car nous ne cessons de voir à quelle allure le pouvoir peut défigurer l’être humain. L’important, c’est que nous le savons possible.
Dominique Eddé est romancière et essayiste. Elle est notamment l’auteure de « Kamal Jann » (Albin Michel, 2012).
Un masque à deux trous laisse passer un regard qui ne laisse rien passer. Ce n’est pas un regard, c’est une paire de fenêtres bétonnées de bleu clair : on a beau les scruter, y chercher un signe de vie ou de mort, on n’y trouve ni l’un ni l’autre. On y trouve la haine des deux, conservée dans du froid. C’est une chambre de tir. Et pour peu qu’intervienne un sourire,...
commentaires (16)
LA SAINTE RUSSIE VAINCRA L'IMPÉRIALISME PLANÉTAIRE ET L'´HÉGÉMONISME CUKTUREL ET ÉCONOMIQUE AMÉRICAINS ...CE N'EST PLUS QU'UNE QUESTION DE RÉSISTANCE !
Chucri Abboud
15 h 03, le 09 mars 2022