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Drogue et Magog


Fallait-il à tout prix la terrifiante menace d’une troisième guerre mondiale pour voir brutalement démythifiés l’habileté extrême et d’autres traits de génie, longtemps prêtés à un obscur officier de renseignement parvenu à se hisser au sommet du pouvoir en Russie, avant de se poser en meneur de jeu à l’échelle mondiale ?


Face à l’Ukraine, Vladimir Poutine a la force brute pour lui, et il ne se fait pas faute de le montrer outrancièrement à chaque instant. Mais voilà, elle est brute à l’excès et largement contre-productive, sa force ; pressé de conclure le Kremlin a, de surcroît, bâclé les travaux d’approche. Tout comme l’ampleur et la célérité des sanctions occidentales, la capacité de résistance des Ukrainiens a été sous-estimée et d’interminables colonnes de chars ont dû attendre d’être ravitaillés en essence. Poutine s’est gratuitement livré à un inconcevable chantage à l’arme atomique et il s’est fait qualifier d’irresponsable et même de fou par une humanité glacée d’effroi. Or le voilà qui vient de s’offrir de nouveaux certificats d’insanité en faisant bombarder délibérément une mégacentrale nucléaire ukrainienne.


Certificats hautement mérités, au demeurant, dès l’instant où les armées de Poutine s’en prenaient, avec le même et odieux acharnement, à la population civile ; après la Cour pénale internationale, c’est le Conseil onusien des droits de l’homme de l’ONU qui, à une écrasante majorité, exigeait hier une enquête internationale sur ces horreurs. Mais que dire alors de la majorité absolument sans précédent, historique par laquelle l’Assemblée générale des Nations unies a condamné la Russie, alors que s’abstenaient prudemment plus d’un de ses alliés ? Le temps n’est plus fort heureusement, où par l’effet des clivages résultant de la guerre froide, ce même organe de l’ONU se bornait honteusement à déplorer – oui, à déplorer – l’impitoyable répression de l’insurrection hongroise de 1956. Là encore il aura fallu attendre des décennies pour qu’un président russe, l’excentrique Boris Eltsine, se décide, entre deux absences probablement dues à la vodka, à présenter des excuses au Parlement hongrois, sans toutefois pousser le regret jusqu’à demander pardon.


Mais à quel diable de dopant carbure, quant à lui, Vladimir Poutine ? En ces temps d’apocalypse potentielle, de guerre à nulle autre pareille, on voit déjà d’aucuns invoquer la prophétie de Gog et Magog, consignée dans plus d’un Livre saint. Ce que le président russe n’arrive pas à discerner par contre, c’est qu’une victoire remportée sur le terrain ne saurait être totale et définitive si l’intendance politique, économique et diplomatique traîne la patte. Imbuvable lui est l’idée que même des origines slaves communes n’empêchent guère les Ukrainiens de se percevoir profondément, ardemment, irréversiblement comme tels, et non comme quelque sauce maison agrémentant la très ethniquement variée salade russe. Le maître du Kremlin aura beau secouer le flacon de potion magique, jamais ne se mélangeront l’eau et l’huile.


Et puis, il n’y a pas que l’exigence identitaire. Si sa terreur compulsive du Covid-19 est devenue matière à plaisanterie, Poutine a raisonnablement plus à craindre du virus de la démocratie, et il le prouve en faisant taire durement les voix antiguerre arrivant encore à se faire entendre dans son pays. Même si elle est encore loin d’être parfaite, malgré les énormes progrès apportés par la révolution de 2014, la démocratie ukrainienne est un intolérable péril pour une Russie héritière de maintes dérives soviétiques; pour cette même raison – et guerre ou pas guerre – les Ukrainiens n’ont d’autre choix que d’aller de l’avant, cap plein ouest, de peur que retombe sur eux le rideau de fer.


Faut-il rappeler enfin qu’à son tour, la démocratie est bien davantage qu’un système de gouvernement, qu’elle est aussi, et peut-être surtout, mode de vie ? Que par-delà ses incontestables enjeux stratégiques et économiques, la guerre d’Ukraine revêt une fracassante dimension sociétale ? Que bien-être et mieux-être ont plus de chances d’être atteints à l’ombre de lois justes que sous le regard omniprésent des polices secrètes œuvrant hier pour les Soviets, et aujourd’hui pour les oligarques russes ? Que plutôt que les faux paradis de propagande, ce sont ces mêmes espaces de liberté et de prospérité qui font rêver quantité d’autres peuples, pour en arriver aux migrants et autres damnés de la terre.


Ce n’est guère par hasard hélas que les Libanais pourraient en conter longuement sur la question…

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Fallait-il à tout prix la terrifiante menace d’une troisième guerre mondiale pour voir brutalement démythifiés l’habileté extrême et d’autres traits de génie, longtemps prêtés à un obscur officier de renseignement parvenu à se hisser au sommet du pouvoir en Russie, avant de se poser en meneur de jeu à l’échelle mondiale ? Face à l’Ukraine, Vladimir Poutine a la force brute...