L’invasion de l’Ukraine, hier à l’aube, par la Russie de Vladimir Poutine peut avoir deux grandes conséquences sur le long terme. Elle peut marquer le retour, déjà perceptible dans plusieurs théâtres de conflit ces vingt dernières années, d’un grand désordre international du fait du désengagement occidental et de l’appétit grandissant de plusieurs puissances revanchardes d’élargir leur sphère d’influence par la force. Mais elle peut aussi avoir pour principal effet de sortir les Occidentaux de leur torpeur, de leur faire prendre (enfin) conscience que le monde post-tragique dans lequel ils pensaient vivre, celui où la guerre n’est que pour les autres, est bel et bien une illusion.
La guerre est de retour en Europe. Tous les regards sont désormais tournés vers Vladimir Poutine. Aux quatre coins de la planète, on essaye d’anticiper ses calculs, d’évaluer la rationalité de son action, de comprendre où il compte s’arrêter et selon quelle logique. Mais ce raisonnement est justement celui qui a conduit à la situation actuelle. Si l’issue de ce conflit, pour l’Ukraine, pour l’Europe, et même plus généralement pour l’ordre international, ne dépend que des décisions du chef du Kremlin, alors la messe est déjà dite.
Vladimir Poutine a beau être un homme secret, rompu à l’art de la manipulation, ses intentions sont on ne peut plus claires depuis le départ. Celui qui se voit comme le nouveau tsar de la Russie impériale estime qu’il est intolérable que l’Ukraine, un pays artificiel à ses yeux, sorte de la sphère d’influence russe sur le plan militaire (adhésion à l’OTAN), économique (adhésion à l’Union européenne) ou culturelle (propagation des valeurs démocratiques et libérales). En somme, que l’Ukraine soit libre, souveraine et susceptible de proposer aux peuples slaves un contre-modèle à la Russie poutinienne.
L’Ours russe a un objectif précis et s’est donné les moyens de l’atteindre, comme en témoignent ses offensives hier sur trois fronts, à l’est, depuis les régions séparatistes dont le Kremlin a reconnu l’indépendance, au nord, depuis la Biélorussie, satellite de Moscou, et au sud, depuis la Crimée, annexée en 2014. En face, les Occidentaux ont dès le départ écarté toute possibilité d’intervention militaire. À partir de là, rien n’était susceptible de dissuader le chef du Kremlin de passer à l’action.
À ses yeux, l’enjeu est existentiel. Il vaut la peine de faire supporter à l’économie russe, et surtout à sa population, de nouvelles sanctions occidentales, auxquelles il s’est très probablement préparé. Vladimir Poutine prend ici plusieurs paris. Celui, d’abord, que le retour de l’Ukraine dans la maison russe exalte suffisamment le sentiment nationaliste pour faire oublier à sa population les effets néfastes de cette opération. Celui, ensuite, que les Occidentaux n’oseront pas utiliser « l’arme nucléaire » des sanctions, l’exclusion du système Swift – qui empêcherait les banques russes d’avoir accès au service de messagerie financière internationale –, compte tenu du fait que les Européens, dépendants du gaz russe, en paieraient également le prix. Celui, enfin, qu’après les condamnations morales, les bouderies diplomatiques et les sanctions ciblées, les Occidentaux se lasseront et reviendront à la table des négociations, comme ils l’ont toujours fait.
L’avenir lui donnera-t-il tort ? L’invasion de l’Ukraine peut-elle être le début de la fin de la Russie de Poutine ? Cela dépend essentiellement d’une chose : l’ampleur, la consistance et la fermeté dans le temps de la réponse occidentale. Hier, Vladimir Poutine a beaucoup gagné. Demain, il peut toutefois perdre encore plus. Mais cela suppose d’aider autant que possible ce qu’il reste du pouvoir ukrainien, de réaffirmer les lignes rouges de l’OTAN, de frapper l’économie russe au cœur, quelles qu’en soient les conséquences pour les Européens, et de traiter le maître du Kremlin comme un paria sur la scène internationale.
Pendant des années, les Occidentaux ont regardé le peuple syrien se faire bombarder, torturer et même gazer, sans intervenir. La Syrie était trop loin, pas assez stratégique. En 2013, Barack Obama a reculé. En 2015, la Russie a déployé ses troupes. Elle a pu sauver un régime criminel, tester ses armes, et surtout la patience occidentale. C’est fort de cette expérience que Vladimir Poutine agit aujourd’hui. Si la réponse des États-Unis et de l’Europe n’est une nouvelle fois pas à la hauteur de l’enjeu, l’histoire ne s’arrêtera pas là. D’autres puissances prédatrices, comme la Chine de Xi Jinping, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan ou l’Iran de Khamenei, passeront à leur tour à l’action. Même le tyran de Damas se trouvera ainsi conforté dans sa stratégie qui consiste à penser qu’au nom de la sacro-sainte stabilité, toutes les atrocités commises lui seront pardonnées.
Tant que l’Europe n’aura pas une armée commune digne de ce nom, elle restera impuissante et bafouée.
16 h 50, le 25 février 2022