L’aéroport était plein à craquer ce matin-là. Les queues devant les comptoirs n’en finissaient pas. Paris, Abou Dhabi, Riyad, Londres, Dubaï. Des escales et des destinations finales. J’attendais patiemment mon tour. Les gens autour de moi étaient agités. Certains d’entre eux ne savaient pas qu’ils devaient remplir des formulaires en ligne pour pouvoir monter à bord. Une femme d’un certain âge m’a demandé de l’aider à le faire. Derrière elle se tenait un jeune homme. Il devait avoir 25 ans tout au plus. Il était plutôt mince, pas très grand. Il avait le visage émacié, des cheveux châtains, des yeux kaki. Ses yeux hagards laissaient deviner son angoisse. Il regardait à droite, à gauche, se demandant probablement s’il était dans la bonne file. Il a cherché mon regard à plusieurs reprises. Au bout de la troisième fois, je lui ai demandé s’il avait besoin de quelque chose. Il m’a répondu que ça allait.
Après une heure d’attente au contrôle des bagages à main et le tamponnage des passeports à la Sûreté générale, je me suis dirigée vers la porte d’embarquement, un café à la main et mes airpods dans les oreilles. Le jeune homme est venu s’asseoir à côté de moi, en me disant qu’il m’avait reconnue. Je lui ai souri, lui demandant son prénom, ce qu’il faisait dans la vie et surtout, pourquoi il était là. Et là, probablement, parce que son inquiétude se faisait plus grande à quelques instants de monter dans l’avion, il s’est confié à moi. Il m’a ouvert son cœur, comme on dit. Il m’a avoué que c’était la première fois qu’il voyageait. Je lui ai demandé s’il avait peur de l’avion. Question idiote par les temps qui courent. Un peu, a-t-il répondu. Ce qu’il craignait le plus, c’était son départ en lui-même. Il s’en allait pour « avoir une vie plus digne ». Un proche lui avait trouvé un boulot à Dubaï, payé en « fresh », mais il ne savait pas ce que c’était exactement. Il partait tenter sa chance sous de meilleurs cieux. Il venait de finir des études en business à l’Université Libanaise. Il avait tout juste 22 ans, le cœur lourd et l’âme en peine. « Je quitte mes parents. Ils étaient tristes de me dire au revoir. » Il l’était aussi, terriblement. Il ne savait pas quand il allait les revoir, « la vie étant chère à Dubaï, et les billets d’avion aussi ». Il était le plus jeune des trois enfants. Son frère aîné était parti en 2019, l’autre en août 2020. Il partait pour pouvoir aider ses parents à survivre.
Il vivait une double déchirure. Quitter sa famille et ses amis, et ce pays qu’il aime tant. Il m’a raconté les premiers instants de la « révolution » et l’espoir que ça avait engendré en lui. Il y allait tous les jours avec ses copains, son drapeau à la main. On voyait bien qu’il était doux et dénué de violence. Il m’a ensuite parlé de sa frayeur face aux tirs de plus en plus féroces. Il a donc abandonné son combat, souhaitant que les choses aillent mieux d’elles-mêmes. Puis le confinement a commencé et il avait eu du mal à suivre les cours parce qu’il ne possédait pas d’ordinateur et n’avait pas d’électricité, ses parents ne pouvant payer les frais hallucinants des générateurs. Même pas 5 ampères. Sa mère cuisinait au jour le jour, et ils passaient leurs journées dehors lors des grandes chaleurs d’août.
Il m’a parlé d’août. De ce 4 août funeste. Il n’était pas loin du port ce soir-là. Il a eu terriblement peur de mourir, mais quelque chose est mort en lui. Une partie de son être s’était éteinte. Mais malgré sa douleur, il prenait un service tous les matins pour « descendre » balayer les rues ensevelies et distribuer de la nourriture. C’est de là qu’il me connaissait. Il m’avait aidée dans la répartition des aliments dans les boîtes en carton. Je ne me souvenais malheureusement pas de lui, il y avait eu tellement de volontaires durant ces semaines étouffantes. Puis il m’a regardée, les yeux humides, me demandant conseil. Moi, qui ai l’habitude d’être bavarde, je ne savais pas quoi dire. Quelle recommandation lui donner ? Quoi lui répondre ? Quoi lui dire, quand moi-même, j’avais le cœur éclaté en mille morceaux.
Nous sommes montés à bord de cet avion bondé. Nos chemins se sont séparés. Je lui ai souhaité bonne chance, il m’a répondu avec son joli accent, « pareillement ». Je me suis accoudée au hublot, et j’ai réalisé que nous avions tous peur.
Chroniqueuse, Médéa Azouri anime depuis plus d’un an avec Mouin Jaber « Sarde After Dinner », un podcast où ils discutent librement et sans censure d’un large éventail de sujets, avec des invités de tous horizons. Tous les dimanches à 20h00, heure de Beyrouth.
Épisode du 6 février: Médéa et Mouin en tête à tête
commentaires (3)
« Qui ne veulent pas lâcher la grappe »
Sissi zayyat
15 h 53, le 24 février 2022