
Des manifestants rassemblés devant le Palais de justice de Beyrouth, le 10 février 2020. Photo Mohammad Yassine
Des familles de victimes de la double explosion meurtrière du 4 août 2020 ont fait irruption dans les locaux du Palais de justice de Beyrouth jeudi, a confirmé notre journaliste sur place, Mohammad Yassine. Réunis dès 10 heures du matin sur place, les protestataires en colère réclament la poursuite de l'enquête du juge Tarek Bitar, paralysée depuis plusieurs semaines sur fond d'ingérences politiques.
Ce rassemblement fait suite à une manifestation qui s'est tenue lundi, dans le cadre d'une mobilisation qui va crescendo ces derniers jours.
Plusieurs dizaines de protestataires ont pu pénétrer dans le Palais de justice, malgré la présence des forces de l'ordre. Des bousculades ont eu lieu, et les proches des victimes ont réussi à bloquer plusieurs accès menant au palais. Un groupe de manifestants est resté à l'extérieur du palais, devant l'entrée du bâtiment. Les forces de l'ordre interdisaient aux journalistes d'y entrer.
Selon l'Agence nationale d'information (Ani, officielle), les manifestants sont venus exprimer leur refus de voir l'enquête paralysée par l'absence de décision de justice concernant les recours présentés contre le juge Bitar.
"Il n'y a pas de justice"
"La juge Roula Masri ne s'est pas présentée pour examiner le recours contre le juge Bitar", a dénoncé William Noun, jeune homme qui a perdu son frère, un pompier, lors de l'explosion. "Elle devait trancher cette question la semaine dernière. Mais jusqu'à présent, elle reste absente. Cela prouve qu'il y a une volonté de faire obstruction à l'enquête", a-t-il estimé. "C'est inacceptable pour les familles", s'est emporté M. Noun.
Une mère tenant le portrait d'un pompier de la famille Hitti, tué lors de l'explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth. Photo Mohammad Yassine
Même discours de la part de l'activiste Samir Skaff, présent sur les lieux, qui a dénoncé "la dilution continuelle de l'enquête judiciaire", affirmant que c'est "injustifié et inacceptable."
"Nous voulons juste que la juge Masri fasse son travail. C'est pour cela que nous sommes venus manifester aujourd'hui", affirme à notre journaliste la mère d'une des victimes de la catastrophe.
"Nous avons pénétré dans le palais de Justice pour réclamer que le recours (contre le juge) soit tranché. Mais il n'y a pas de justice", a twitté Paul Naggear, père d'Alexandra, une fillette âgée de trois ans et décédée à cause de la double explosion, depuis l'intérieur du palais de Justice. "Il n'y a pas de juges, pas de personnes honorables, ni d'avocats qui soient venus nous épauler. C'est honteux. Comme si nous réclamions que la justice nous soit rendue depuis la planète Mars", s'est indigné ce père endeuillé.
فتنا على قلب قصر العدل طالبين ببت طلب الرد يلي موقفته القاضية المصري. ما في قضاء. ما في شرفاء. ما في عدالة. و ما في محامي أو قاضي نزل يوقف معنا. والله عيب كأن عم نطلب العدالة من المريخ pic.twitter.com/dHpmjyNkLi
— Paul Naggear (@naggearp) February 10, 2022
Selon la chaîne MTV, une délégation des familles a été reçue par le président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), le juge Souheil Abboud. Ce dernier les aurait assurés du "bon fonctionnement de la justice", tout en démentant que la juge Roula Masri comptait prendre sa retraite à la fin du mois. Il leur a ensuite demandé de quitté les lieux qu'ils ont investis.
La catastrophe du 4 août a fauché la vie de plus de 200 personnes, blessé 6.500 autres et ravagé des quartiers entiers de la capitale. La déflagration a été provoquée par un incendie dans un hangar contenant des centaines de tonnes de nitrate d'ammonium stockés depuis 2014, au vu et au su de nombreux dirigeants et responsables administratifs. Ces responsables réclament le dessaisissement du juge Tarek Bitar, en charge de l'investigation.
Lundi en fin de journée, des parents de victimes avaient bloqué la route menant au Palais de justice à l'aide de pneus brûlés, réclamant la possibilité pour le juge Tarek Bitar de poursuivre son enquête, suspendue à maintes reprises.
Dernièrement, le départ à la retraite d’un membre de l’assemblée plénière de la Cour de cassation a fait perdre à cette instance le quorum requis pour la tenue de ses réunions, alors même que c'est elle qui est compétente pour statuer sur les actions en responsabilité de l’État contre "les fautes lourdes" des magistrats. L'assemblée plénière ne peut donc plus désormais se pencher sur de tels recours, dont le dernier en date a été présenté le 3 décembre par l’ancien ministre des Travaux publics, Youssef Fenianos. Celui-ci fait l'objet d’un mandat d’arrêt par contumace, à l'instar d'autres actuels et anciens responsables politiques.
Je pense que dans cette situation très très alarmante, seul la route par la (contre-) justice peut mener à une solution. Mener une enquête, s‘il faut avec de l‘aide international, avec le soutien d‘Amnesty International, accompagné des stratégies de travail de presse,/ journalisme investigatif, pour mettre pression, pourrait mener à la justice due.
22 h 19, le 11 février 2022