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Rasha el-Ameer : « Ils n’ont pas arrêté de tuer Lokman, bien avant cette nuit-là »

Rasha el-Ameer, la sœur de Lokman Slim, répond aux questions de « L’Orient-Le Jour ».

Rasha el-Ameer : « Ils n’ont pas arrêté de tuer Lokman, bien avant cette nuit-là »

L’éditrice et auteure Rasha el-Ameer, sœur de Lokman Slim, dans son bureau. Photo Marie Jo Sader

Cet article a été rédigé il y a un an dans le cadre de la première commémoration de l’assassinat de Lokman Slim. L’Orient-Le Jour publie à nouveau cet entretien, deux ans après le drame.

Rasha el-Ameer, cofondatrice de la maison d’édition Dar al-Jadeed, revient dans un entretien avec L’Orient-Le Jour sur l’assassinat de son frère Lokman Slim, il y a un an. « Mon frère était foncièrement libanais », dit-elle. « Tout le monde sait qui sont les auteurs (du crime) », ajoute la romancière. Entretien.

Comment vous sentez-vous un an après l’assassinat de votre frère, Lokman Slim ?

C’était une année très dure, la plus dure de toutes. Je ne me rends pas bien compte de tout ce qui s’est passé. En tant que sœur, j’ai dû agir vite après son décès. Je n’aime pas ça, d’habitude j’ai besoin de réfléchir. C’est en dialoguant avec lui à l’intérieur que j’ai trouvé la force de faire. J’ai découvert cette force en moi que je ne connaissais pas, je n’ai pas pleuré, je ne voulais pas pleurer.

J’ai préféré agir, et avec Dar al-Jadeed (sa maison d’édition) on a fait beaucoup de livres cette année. Il fallait continuer, qu’est-ce qu’on peut faire ? Comment répond-on à quelqu’un qui fait ça ? Comment puis-je répondre à quelqu’un qui tue ? Je réponds en donnant encore plus de vie, en faisant des livres. Eux ont généré beaucoup de morts. Ils ont détruit une vie. Ils m’ont tuée, ils ont tué ma mère et cette maison. Il y a cette sourate du Coran qui dit : Si tu tues quelqu’un sans raison, c’est comme si tu tuais l’humanité entière, et si tu fais revivre quelqu’un, c’est le monde entier que tu fais revivre. La seule chose que nous pouvons faire, nous tous qui aimons le Liban, c’est de faire vivre ce pays, de ne pas continuer à le tuer.

Enquête exclusive

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Un an après l’ouverture d’une enquête, personne n’a été arrêté. Êtes-vous inquiète ?

J’ai le sentiment qu’ils savent très bien qui sont les auteurs. Tout le monde le sait. Le gouvernement, l’ONU, tous. Mais ils ferment les yeux. Je n’ai pas de preuves, mais c’est un fort pressentiment que j’ai. Comme ils doivent très bien savoir pour Joseph Bejjani (assassiné en décembre 2020) ou pour tel ou tel autre. On sait beaucoup, mais il y a tant de silence. Je suis allée frapper aux portes de plusieurs familles victimes d’assassinats politiques au Liban. Ils disent tous que leur dossier judiciaire est vide ! Ils répondent tous : « On n’y peut rien, c’est comme lutter contre le vent. »

Imaginez, même ma propre mère me dit : « Regarde aux États-Unis, ils n’ont rien pu faire pour savoir qui a tué Kennedy, qu’est-ce que tu vas pouvoir faire ? » Finalement, la justice dans le monde n’a jamais fait ses preuves face aux assassinats politiques. Mais je suis persuadée qu’on va y arriver. On va réussir si on se montre intelligent. La cause de Lokman n’est pas seulement celle de mon frère mais la vôtre aussi, c’est la cause de tous. Le sang de cet homme qui est mon frère ne va pas partir comme ça. On ne se contentera pas seulement des petits tueurs comme cela s’est passé pour l’enquête sur l’assassinat de Rafic Hariri et qui a débouché sur un tel verdict après 17 ans !

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Quelle est votre impression sur les enquêteurs qui se sont penchés sur l’assassinat de votre frère ?

Quand on m’a amenée à l’interrogatoire on m’a demandé : « Vous voulez porter plainte contre qui ? » J’ai répondu : « Vous vous attendez à ce que je porte plainte contre inconnu ? » Je leur ai offert la lettre dans laquelle mon frère les a nommés après les menaces qu’il a reçues. Je leur ai dit : « Tenez, moi je n’ai pas le courage de dire leur nom. » Je ne suis pas la police, je ne peux pas accuser quelqu’un. C’est le bureau central des renseignements des FSI qui nous a interrogés. On dit que ce sont les meilleurs et qu’ils sont très bien entraînés, mais je n’ai pas trouvé qu’ils posaient des questions importantes. Ils m’ont demandé si Lokman était végétarien, parce qu’ils ont trouvé des légumes dans sa voiture. Ou s’il était homosexuel ! Je leur ai dit que mon frère avait des amitiés masculines, mais qu’il n’était pas homosexuel. Ou alors ils m’ont demandé : « Quel genre de famille êtes-vous ? » Ils cherchent à faire de la psychologie sociale ? C’était plat et les questions n’avaient pas grand intérêt, en décalage total avec la nature du crime.

Pourquoi ont-ils tué votre frère selon vous ?

Ce sont des pros qui l’ont tué, des gens qui le détestent depuis toujours. Ils n’ont pas dû préparer ça en deux jours. Lokman savait sûrement beaucoup de choses sur « eux ». Il les dérangeait. De mon côté, je ne suis pas au courant, mais on dit que lorsqu’on sait, on devient dangereux, non ? Quelle est la goutte qui a fait déborder le vase ? Je ne sais pas. Depuis qu’al-Akhbar avait fait cette une en 2012 sur les révélations WikiLeaks (selon lesquelles Lokman Slim avait rencontré un conseiller de Benjamin Netanyahu en 2008 à Washington, ou que son ONG Haya Bina recevait des fonds du département d’État), j’étais sûre qu’ils le tueraient. Après cet article, j’ai passé une semaine à la maison sans sortir, j’étais tellement angoissée, je me répétais « ils vont le tuer, ils vont le tuer ». Parce que ce sont des tueurs par définition. Ils n’ont pas arrêté de le tuer bien avant cette nuit-là. Tous les jours sur Twitter et Facebook, ils le tuaient. Et ils vont continuer, rien ne les arrêtera.

Dans les médias, ils ont essayé de faire passer son meurtre pour un problème immobilier et ont même prétendu qu’il avait été tué par le mari de sa maîtresse. Ou alors que Lokman était un agent éliminé par les Israéliens. C’est de l’imagination bête et stupide. Où est la justice ? La justice c’est que les tueurs aillent en prison. Je suis contre la peine de mort. Même si vous m’amenez le type qui a tué Lokman, je ne voudrais pas la potence pour lui, je veux qu’il aille en prison. Je suis pour le travail intelligent, pour que la justice évolue partout dans le monde, pour que ma mère ne me dise pas : « Regarde, même pour Kennedy on n’a pas su. »

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C’est Lokman « l’intellectuel » selon vous qui a été éliminé ?

Quand Nasri Messarra a fait son étude sur la campagne de haine que subissait mon frère sur les réseaux sociaux, il a trouvé que le mot que Lokman utilisait le plus était « Loubnan » (Liban). Et Lokman et Loubnan, c’est si proche. Mon frère était foncièrement libanais. Mon père aussi était pareil. Ils ont tous les deux refusé toute autre nationalité. Ils auraient pu choisir n’importe quel pays, la France, la Suisse, les États-Unis. Le monde libre les aimait. Ils ont refusé, et ils ont dit : Nous sommes libanais. Lokman a passé sa vie à lire, à écrire, à s’amuser, à être éloquent, il avait un arabe pur et parfait comme notre père. Mon frère a consacré son travail à la négation du silence. Il pensait qu’on ne pouvait pas construire un pays sans confronter notre propre violence et toutes les saletés qu’on a commises et qu’il fallait arrêter avec ce discours : « Ce n’est pas nous, ce sont les autres qui ont tué. » Il pensait que le Liban devrait faire une pause dans les conflits, comme celui avec Israël, et prendre le temps de se reconstruire. Et pour cela on l’a accusé d’être un « agent » ! Qu’ils arrêtent d’étiqueter les gens « de chiites d’ambassades » ou de « collabos ». Il faut en finir avec cette façon d’appréhender les choses. Ils n’ont pas le monopole de l’éthique ! En tout cas, ils l’ont tué. Ils ont tué Lokman et je leur demande : Qu’est-ce que vous avez gagné ? Vous êtes mieux ? Vous êtes soulagés ? Le monde est-il mieux sans lui ?

Cet article a été rédigé il y a un an dans le cadre de la première commémoration de l’assassinat de Lokman Slim. L’Orient-Le Jour publie à nouveau cet entretien, deux ans après le drame.Rasha el-Ameer, cofondatrice de la maison d’édition Dar al-Jadeed, revient dans un entretien avec L’Orient-Le Jour sur l’assassinat de son frère Lokman Slim, il y a un an. « Mon frère...

commentaires (10)

« Mon frère était foncièrement libanais », dit-elle. « Tout le monde sait qui sont les auteurs (du crime) » Mais si tout le monde le sait, pourquoi ne le dit-on pas ? C'EST LE HEZBOLLAH. Point à la ligne. C'est dit.

Ca va mieux en le disant

18 h 39, le 03 février 2023

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Commentaires (10)

  • « Mon frère était foncièrement libanais », dit-elle. « Tout le monde sait qui sont les auteurs (du crime) » Mais si tout le monde le sait, pourquoi ne le dit-on pas ? C'EST LE HEZBOLLAH. Point à la ligne. C'est dit.

    Ca va mieux en le disant

    18 h 39, le 03 février 2023

  • Chère Madame , Je compatis avec vous, et partage votre opinion.. Il manquait dans cet article que vous pointiez précisément et sans hésitation les auteurs présumé du crime. Vu de l'étranger j'ai commenté séparément l'article dans l'espoir que l'OLJ le publie. Je vous souhaite beaucoup de courage dans votre combat.

    DRAGHI Umberto

    20 h 14, le 04 février 2022

  • Appeler a ce que justice soit faite est une part et agir a ce que justice soit faite est une autre paire de manche. Certains partis ou chef de parti au Liban ont du sang jusqu'au coude depuis des décennies. Ont en parle pendant quelques temps , les dossiers trainent volontairement , on implique volontairement les faibles et puis on oublie. Vu de l'étranger typique pour le Liban.

    DRAGHI Umberto

    20 h 07, le 04 février 2022

  • Le parti du diable gouverne le Liban

    Eleni Caridopoulou

    17 h 02, le 04 février 2022

  • Pire que Daesh au moins eux on les connaît et on les illumine mais le parti du diable on peut pas le toucher , le diable est le maitre

    Eleni Caridopoulou

    16 h 58, le 04 février 2022

  • Votre combat est admirable. Les voyous et les mafieux qui les commanditent se pensent impunis ... mais l'histoire n'a pas dit son dernier mot.

    Zeidan

    15 h 22, le 04 février 2022

  • Les belles âmes ne meurent jamais! Paix et respect à la sienne.

    Wow

    13 h 43, le 04 février 2022

  • Kennedy...oui...on connaît qui a tué et éradiqué cette famille noble aimée par 99% des américains...c est les gens qui gèrent actu USA. Lokman et tous les autres...Il faut qu on porte des armes alors, pour ne pas être les imbéciles et les victimes tt le temps.

    Marie Claude

    10 h 06, le 04 février 2022

  • Sympathie et respect pour cette personne courageuse, je note : ". Il y a cette sourate du Coran qui dit : Si tu tues quelqu’un sans raison, c’est comme si tu tuais l’humanité entière, et si tu fais revivre quelqu’un, c’est le monde entier que tu fais revivre. La seule chose que nous pouvons faire, nous tous qui aimons le Liban, c’est de faire vivre ce pays, de ne pas continuer à le tuer." Chrétien de France, merci de m'ouvrir à cet humanisme. Je vais me renseigner sur la Maison d'émission, en partenariat, je crois, avec l'excellente maison Acte Sud de Arles.

    F. Oscar

    09 h 58, le 04 février 2022

  • Ils l’ont tué parce qu’ils n’ont ni le savoir ni la culture pour contrer ses idées et ses écrits. Ils sont tellement limités qu’ils n’ont que les armes pour compenser leurs énormes lacunes intellectuelles.

    Karam Georges

    08 h 15, le 04 février 2022

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