
Des étudiants libanais manifestent à Beyrouth, le 8 novembre 2019. ANWAR AMRO / AFP
Dans le taxi, on parle politique. Chez l’épicier du coin, on refait la carte du Proche-Orient. Avec le coiffeur, les sujets de discussions varient entre la dernière coupe à la mode, les mondanités et les récentes déclarations du chef de l’État ou celle du leader druze de Moukhtara. Partout où ils se trouvent, les Libanais donnent l’impression d’être imprégnés de politique jusqu’à la moelle.
Sauf que depuis l’effondrement du pays et sa descente aux enfers, c’est l’apathie qui semble prendre le dessus. Aux quatre coins du Liban, on parle désormais de dégoût et de désintérêt pour la chose publique. Un constat qui tranche radicalement avec l’effervescence et l’implication qui ont accompagné des mois durant la révolte du 17 octobre 2019. Le soulèvement populaire avait nourri les espoirs les plus fous, ceux d’un changement de système, faisant miroiter aux yeux des Libanais un printemps arabe survenu un peu tardivement. Aujourd’hui, les rues se sont vidées des contestataires depuis que les soucis de la vie quotidienne ont pris le dessus. « En politique, il y a souvent des éruptions puis une retombée de l’enthousiasme populaire. A chaque éruption, il y a une génération qui entre en scène. La question est de savoir combien de temps cet éveil collectif va durer et qu’elle en sera la concrétisation », commente Joseph Bahout, directeur de l’Institut Issam Farès de l’Université américaine de Beyrouth.
Le dédain que ressent désormais une grande majorité de Libanais pour la politique politicienne, et l’essoufflement ne sont pas un phénomène nouveau sur la scène locale. Plusieurs moments forts ont jalonné l’histoire récente du Liban culminant par des mouvements de masse impressionnants qui ont vite fait de se résorber. Ce fut le cas de la célèbre journée du 14 mars 2005, survenue un mois après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri. Une tragédie qui a spontanément poussé un million de Libanais dans la rue pour protester contre l’occupation du pays par la Syrie soupçonnée d’être le commanditaire de cet assassinat. Un an plus tard, la guerre entre Israël et le Liban de juin 2006 a vite fait de gommer les effets de cette première ébullition. La colère s’est de nouveau emparée des Libanais en 2015 lorsque les ordures ont submergé les lieux publics et asphyxié la population. La rue a été de nouveau investie par les protestataires, mais le mouvement n’a pas survécu et s’est effiloché sous les coups de bélier du pouvoir en place qui avait infiltré les mouvements des activistes pour les briser.
A quelques nuances près, un scénario similaire s’est profilé au lendemain de la contestation d’octobre 2019, qui semble aujourd’hui s’épuiser à son tour, le système en place et les difficultés économiques ayant eu raison de ce mouvement que d’aucuns avaient cru inébranlable.
Cela signifie-t-il pour autant que les Libanais se désintéressent désormais de la politique ? Il y a probablement autant de réponses que de catégories de gens et de perceptions du ‘politique’, entendu dans son acception générale. Suzanne, par exemple, est binationale et vit à l’étranger depuis des années avec son mari français. Et pourtant, elle a le Liban dans la peau, aujourd’hui plus que jamais, et ne rate pas un seul journal télévisé. « Je suis les nouvelles non pas par intérêt pour la politique à proprement parler mais par angoisse et inquiétude pour le pays et sa population. Je ressens un dégoût total pour la classe au pouvoir. Je ne peux plus en entendre parler », confie-t-elle.
A l’instar de nombreux Libanais restés au pays, Marie, elle, continue de ressentir une curiosité pour l’actualité politique dans le but de s’informer. « Au Liban, on ne peut que s’intéresser à la politique parce qu’elle est le pilier de notre vie quotidienne », estime cette avocate de soixante ans. Ayant été durement touchée par l’explosion du 4 août 2020 dans sa chair et ses biens, Marie précise qu’elle n’est pas active pour le moment, mais qu’elle le sera lors de la prochaine consultation électorale. « J’aimerais voir toute cette classe politique anéantie. Il ne faut plus que nous restions passifs ».
"Depuis, je vis dans une bulle"
Si l’on écarte de la mosaïque tous ceux qui continuent d'avoir une allégeance quasi aveugle à leurs leaders communautaires respectifs, force est toutefois de constater que les sceptiques et/ou les désintéressés de la politique sont de plus en plus nombreux.
Teddy, un ingénieur de 35 ans, s’était intéressé à la chose publique juste après la révolte du 17 octobre 2019 qui lui a redonné espoir en un avenir meilleur pouvant être forgé grâce à une plus grande implication. « Mais j’en suis revenu, surtout lorsque que j’ai réalisé à quel point les solutions sont complexes et difficiles à mettre en œuvre. Depuis, je vis tout comme ma famille dans une bulle en essayant dans la mesure du possible de ne plus dépendre de l’État ou de ses services défectueux », dit-il. Psychanalyste, Anisée s’est elle aussi complètement déconnectée des informations. « Nous sommes dans la pulsion de mort. Je ne crois pas aux projets qui se tissent. La délivrance, pour moi, est personnelle et individuelle », dit-elle, en allusion au développement personnel et à la révolution des mentalités qui doit se faire en amont du changement politique.
S’il est difficile de mesurer l’ampleur de ce phénomène de désaffection et de détachement, aucune étude chiffrée n’ayant été réalisée sur ce sujet, on peut toutefois deviner ses effets en évaluant l’exode des Libanais qui a quadruplé entre 2018 et 2020. « Le désintérêt a abouti à une réaction : partir. C’est le cas de milliers de Libanais prêts à partir avec une facilité inouïe. Cela signifie que l’on ne croit plus à la possibilité du changement », affirme Michael Young, analyste politique et rédacteur en chef de « Diwan », le blog du Carnegie MEC. Une dynamique parallèle est toutefois observable avec un mouvement de réappropriation de la politique par de nouveaux acteurs qui espèrent changer le système via les élections. Signe de celle-ci, les Libanais de la diaspora ont été trois fois plus nombreux cette année à s'inscrire pour voter lors des élections législatives prévues au printemps prochain. Cette démarche n'est néanmoins pas une garantie d'un passage à l'action politique. « Le savoir et l’engagement sont deux éléments à distinguer », souligne Joseph Bahout. Même lorsque les manifestations battaient encore leur plein, la participation d’un grand nombre de Libanais restait dénuée d’une volonté d’aller un pas de plus vers l’avant et d’investir la sphère politique. « Après avoir manifesté en journée, nombreux sont ceux qui, parmi les contestataires, sortaient dîner sans même savoir qui avait organisé la manifestation du jour. Beaucoup de Libanais ne sont pas prêts à passer à l’action pour changer les choses. Ils ne veulent pas en payer le prix », ajoute le politologue.
Michael Young va encore plus loin pour évoquer une forme de schizophrénie chez les Libanais. « D’un côté, dit-il, on insulte la classe politique et on scande les slogans du changement. De l’autre, on renoue avec de vieux réflexes communautaires aux dépens de la révolution souhaitée », constate l’analyste. Il cite à ce titre l’expérience de Tayouné, lorsque des miliciens présumés issus des Forces libanaises avaient tiré sur des assaillants chiites, tuant huit d’entre eux. Cette tragédie avait poussé beaucoup de chrétiens issus du mouvement de la contestation à rallier les FL, une formation qui fait pourtant partie de l’establishment politique.
La schizophrénie des Libanais se manifeste également dans le choix du timing et de l’amplitude de la réaction populaire qui est parfois inversement proportionnelle à la gravité des développements. « Les gens sont sortis pour protester contre une simple taxe imposée sur WhatsApp. Or, depuis le 17 octobre 2019, beaucoup de choses pouvant être considérées comme cent fois plus graves, se sont produites. Les Libanais ne se soulèvent plus pour autant », dit Michael Young, en référence notamment à la double explosion au port de Beyrouth et à l’effondrement économique et financier concomitant. Pour les observateurs, l’explication est rudimentaire : les barons de la politique libanaise ont fini par avoir les gens à l’usure. Ayant verrouillé le système en hypothéquant même la justice, ayant dépouillé puis noyé les citoyens dans des préoccupations de survie au quotidien, la classe politique a repris les commandes. Elle a fini par décourager de nombreux Libanais de reprendre le flambeau de la contestation.
Oui les libanais s'intéressent à la politique, mais ce qu'on a dans ce pays n'en est point, c'est de l'arnaque par des "jolies vaches déguisées en fleurs ..." comme chantait Georges...
23 h 20, le 27 décembre 2021