Depuis quelques mois déjà, G P (prononcez Jay Pi) Skaff s’est fixé une mission : nettoyer les rues de Beyrouth. G(eorges) P(hilippe) Skaff, les yeux bridés, de craquantes fossettes autour du sourire, fait partie de cette génération de jeunes quadras 100 % nature – il vient de fêter ses 40 ans –, qu’on imagine bien s’épanouir dans une ville propre, civilisée, respectueuse de son environnement et de ses citoyens. Mais c’est ici, dans ce chaos pollué qu’il vit, heureux, malgré tout, avec sa femme Tala Hajjar (qui fut avec Rabih Kayrouz derrière l’incubateur de talents Starch) et leurs deux enfants. Son univers, en dehors des bureaux des Tissus Skaff où il officie au quotidien, « mon bocal ! », dit-il, passe par la mer, le grand air, le sport et ce pays qu’il ne quittera pas, en dépit de tous les dysfonctionnements qui heurtent son regard et ses valeurs au quotidien.
Alors à peine échappé de son « bocal » entouré de tissus de toutes les couleurs, ce poisson retrouve les eaux salées et l’air marin qui lui font du bien. « J’habite en face de la corniche, confie-t-il. Tous les jours, j’emprunte ce bord de mer pour faire mon jogging, accompagner mon fils à vélo à l’école, rejoindre ma bande au Sporting pour notre séance de natation quotidienne… » Il a eu beau détourner ses beaux yeux de ce tas de poubelles qui augmentait, à vue d’œil, justement, jusqu’à se transformer en montagnes de détritus, un matin de juin 2021, il décide que c’en est assez. « Depuis tout petit, je n’ai jamais supporté de voir des sacs en plastique déposés n’importe où et n’importe comment, c’est une véritable obsession chez moi ! »
Spontanément, et à ses propres frais, il réunit une dizaine de personnes, leur achète du matériel de nettoyage, sacs-poubelle, pelles, gants, balais, et même corbeilles et cordes pour remonter les sacs depuis les rochers sur les trottoirs de la corniche, et les accompagne dans cette première mission qui deviendra un rituel, tous les samedis de 8h à 14h : nettoyer l’espace inférieur face à la mer et jusqu’aux bords des trottoirs et la bande plantée d’arbres qui sépare les deux voies. « Toutes les parties que Ramco ne touche pas… Le contrat, qui a été signé avec la compagnie et qui est valable, en principe, jusqu’à juin prochain, se limite aux trottoirs… Et puis il faut reconnaître que les ouvriers de la compagnie travaillent dans des conditions très difficiles et précaires… » Et comme, évidemment, il est de coutume dans notre pays orphelin de rejeter la responsabilité sur l’« autre », la municipalité de Beyrouth trouve suffisamment de prétextes pour justifier son manque d’actions sur le terrain et dans la ville.
Jamais assez
La première fois, ce petit groupe s’attaque à un tronçon allant de Raouché et la Grotte aux Pigeons jusqu’à Aïn Mraissé, Opération Big Blue se chargeant de Ramlet el-Baïda. « C’était tellement sale que nous n’avons pas pu tout finir, nous n’en étions qu’à la moitié… Il a fallu revenir le samedi suivant… » Au fil des semaines, et même si les miracles n’existent pas, grâce à ce rituel devenu un acte citoyen, le résultat est encourageant : les passants jettent moins leurs saletés, sacs et autres bouteilles en plastique. « Ils nous ont vus à la tâche… Et puis c’est plus facile et moins culpabilisant de salir un endroit déjà sale que plus ou moins propre… »
Devant la plage de l’AUB, « un jeune homme que nous payons est même chargé de nettoyer tous les jours ce qui reste comme poubelles, vu que le gros a été enlevé », précise G P Skaff qui comptabilise quelque 150 sacs de poubelle dégagés chaque samedi. Encouragé à continuer, et parce que les besoins restent énormes, il demande au Rotary Club Beirut Cedars de l’aider financièrement. « Ils m’ont offert 5 000 dollars pour couvrir à peu près une année de nettoyage, de la corniche uniquement. »
Petit à petit, la prise de conscience et la demande des citoyens se fait plus grande. L’action, et le groupe, qui n’a pas de nom, s’étend dans les rues d’Achrafieh. Sodeco, Saïfi, la rue du Liban, Geitaoui, Mar Mikhaël, Sassine, Hamra, aidés financièrement par Carlos Ghosn et le groupe Saradar. « Un an après la double explosion du 4 août, et deux ans de crise économique, en plus d’une ville délaissée, nous avons découvert de nombreuses boutiques donnant sur rue, complètement abandonnées, et qui se sont rapidement transformées en dépotoir où tout le monde jetait tout et n’importe quoi… C’était assez terrible. » « On ne peut pas résoudre tous les problèmes. Tout ce qu’on peut faire, c’est continuer à nettoyer et essayer d’éduquer les gens, qu’ils ressentent une appartenance à cette ville, à ce pays, déplore G P. Et tout ce qu’on demande, c’est une certaine prise de conscience, une responsabilisation du citoyen. Que chaque institution, chaque restaurant, grand magasin ou mall, chaque immeuble nettoie autour de lui. Ce geste quotidien et citoyen fera une grande différence. J’ai juste envie de leur dire : C’est ta terre, ton territoire, qu’est-ce que tu attends ? »
commentaires (5)
Dire que ces sacs de déchets finiront à Bourj Hammoud ou à Costa Brava…
Gros Gnon
19 h 52, le 18 novembre 2021