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Nos Lecteurs ont la Parole

Le Liban d’hier et d’aujourd’hui...

Le Liban d’hier et d’aujourd’hui...

Photo Wissam Moussa

Dieu, assis sous un cèdre millénaire de la montagne du Liban, offre à un Libanais qui s’appelle « Libanus » la possibilité de vivre 3 220 ans. Il démarre sa vie vers 1200 av. J.-C., début de la période d’indépendance de la Phénicie qui durera trois siècles. Son peuple habite dans des cités-États autonomes, tantôt rivales (Tyr-Sidon), tantôt solidaires (Byblos-Béryte). Il vit la période d’expansion maritime sans précédent de son peuple en Méditerranée, la fondation de multiples colonies commerciales, jamais militaires, à l’exception de Carthage : Chypre (Larnaca, Dali), Grèce (Rhodes, Théra, Cythère...), Turquie (Finike, Myriandrus), Libye (Tripoli, Leptis Magna, Sabratha), Tunisie (Carthage, Sousse, Bizerte, Kerkouane...), Algérie (Annaba, Alger, Cherchell, Constantine, Skikda...), Maroc (Acra, Arambys, Larache, Tanger, Casablanca...), Mauritanie (Cerne), Malte, Sicile (Marsala, Palerme, Solonte...), Sardaigne (Cagliari, Tharros, Nora...), Espagne (Ceuta, Adra, Alicante, Cadix, Ibiza, Malaga…), Calpe, ou Gibraltar, Portugal (Lisbonne, Fara, Setubal…).

Il apprendra à parler le phénicien, un alphabet de 22 caractères inventé par son peuple et diffusé à travers la Méditerranée, transmis aux Grecs, dont dérivera le grec, le latin, l’araméen, le syriaque, l’hébreu, l’arabe, le copte, le cyrillique, les écritures de l’Inde... Il apprendra plus tard, en 2005, que l’Unesco enregistrera l’alphabet phénicien sur le programme « La Mémoire du monde » comme héritage de son pays, le Liban. Il assistera à l’invasion de sa terre de Phénicie par les Assyriens, les Babyloniens, les Perses. Il vivra le siège de Tyr pendant sept mois par Alexandre le Grand et le suicide collectif de ses habitants avant sa chute finale. Il constate l’hellénisation de la Phénicie qui délaissera progressivement sa langue natale au profit du grec, puis l’araméo-syriaque, branche du phénicien, et ultérieurement l’arabe, une autre branche du phénicien. Plus tard, le Liban fera partie de la « Pax romana ». L’École de droit de Béryte dépassera en renommée les Écoles d’Alexandrie et d’Athènes, et jouera un rôle éminent dans la rédaction du droit romain (code Justinien) : sur les neuf mille textes de la partie Pandectes de la compilation de Justinien, six mille sont du seul juriste « libanais » Ulpien de Tyr. Le géographe et historien grec Strabon (60 av. J.-C.-20 ap. J.-C.) vantera les qualités des Libanais dans les domaines de l’astronomie et des mathématiques. C’est au courant de cette période romaine que le Liban vécut l’apparition du christianisme (Ier siècle) et plus tard de l’islam (VIIe siècle). Cette période verra également l’installation dans la montagne libanaise des chrétiens maronites fuyant les persécutions, rejoints plus tard après l’invasion arabo-musulmane par les druzes et les chiites. Sur le littoral s’installeront les musulmans sunnites et les chrétiens orthodoxes. Après Baal, Melqart et Astarté, les Libanais se reconvertissent au christianisme et à l’islam, passant de la religion païenne polythéiste à la religion monothéiste. Sa terre natale continuera à attirer d’autres conquérants : les Byzantins, les Arabo-musulmans, les croisés, les Mamelouks et les Ottomans. Son pays prendra la forme d’un émirat autonome au Mont-Liban qui durera de 1516 à 1840, d’un double caïmacamat (double préfecture) chrétien au nord et druze au sud du Mont-Liban de 1842 à 1860, puis d’une moutassarrifiya (gouvernorat) de 1861 à 1915. Depuis 1840, de vifs et graves affrontements auront lieu au Mont-Liban entre chrétiens et druzes qui aboutiront en 1860 à la première guerre civile entre Libanais, pour des raisons externes mais aussi internes.Il assistera, fier, à l’activité intellectuelle intense au Liban au XIXe siècle, à l’origine de la « Nahda » (la Renaissance) dans les pays arabes. Suivra la proclamation du Grand Liban en octobre 1920 et le mandat français sur le Liban jusqu’à l’indépendance en 1943. Pendant environ 20 ans, dans les années 50 et 60, le Liban connaîtra un développement à tous les points de vue, unique dans la région et même au-delà, malgré une miniguerre civile en 1958. Dès 1975, il basculera dans une guerre totale jusqu’à 1990. Depuis, le Liban n’est plus parvenu à retrouver sa place d’avant-guerre et s’enfonce progressivement dans une crise socio-économique et politique sans précédent. À 3 220 ans, « Libanus » est fatigué, le cœur lourd et au lit de la mort. Il se demande si c’était vraiment une chance de pouvoir vivre autant de siècles de la vie du Liban, souvent douloureuse. L’époque moderne du Liban, depuis l’instauration de l’émirat en 1560 sous l’occupation ottomane jusqu’à aujourd’hui, est une succession d’affrontements entre communautés religieuses, entrecoupés de périodes relativement calmes de « vie en commun » (al-aych al-mouchtarack). Le fait d’insister sur cette « vie en commun » montre indirectement que vivre ensemble n’a pas abouti encore au XXIe siècle. Certes, la convivialité dans les rapports sociaux quotidiens est souhaitable et nécessaire pour pacifier les rapports entre les communautés confessionnelles, mais en aucun cas suffisante si l’État ne peut assurer la paix et la sécurité au niveau des rapports politiques. Les rapports entre chrétiens et druzes n’est qu’un exemple de la pratique du faux-semblant lié au code de la convivialité, pour adoucir les rapports quotidiens entre un druze qui a besoin d’être rassuré sur le fait que le chrétien ne se présentera plus en tant que dominant, et le chrétien qui a besoin d’être inlassablement rassuré sur sa sécurité, même s’il n’y croit plus. Cette méfiance est née depuis l’émirat dès 1560, avec le fort développement socio-économique des maronites dans le Mont-Liban, alors que les deux communautés se sont côtoyées pendant des siècles pacifiquement. En réalité, chacun avait et vivait dans son territoire avec des relations mutuelles pacifiques, mais dès que des régions sont devenues mixtes, les crispations et les conflits n’ont cessé de se développer. Les graves affrontements entre druzes et chrétiens dès 1840, qui se sont terminés en 1860 par le massacre des chrétiens par les druzes rejoints par les musulmans chiites et sunnites de la côte, et plus tard la guerre de la Montagne en 1983, ont laissé des blessures vives chez les communautés confessionnelles. De plus, l’absence d’une mémoire collective nationale qui n’a pas été réalisée depuis ces affrontements, y compris après la guerre de 1975, fait en sorte que chaque communauté a sa vision de l’histoire des conflits qu’elle transmet aux générations futures, élargissant le fossé entre les Libanais, et entretenant la méfiance. Ernest Renan, à juste titre, disait que « l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses ». Par conséquent, que c’est difficile de construire une nation au Liban ! La neutralité du Liban est certainement une option sérieuse et salvatrice dans un pays où chaque communauté religieuse cherche un soutien régional ou international, et qui est un terrain ouvert à tous les conflits régionaux et au-delà. Le Liban ne sera pas le premier pays à choisir cette option : la Suisse a choisi la neutralité perpétuelle depuis le congrès de Vienne en 1815, l’Autriche depuis 1955, Costa Rica (1986), la Finlande (après la Seconde Guerre mondiale), Malte (1980), la Serbie (2007), le Turkménistan (1995) l’ont aussi appliquée... Si les Libanais ne parvenaient pas à se mettre d’accord sur la neutralité du pays, il serait impossible d’éviter des conflits voire des guerres ultérieures et des émigrations futures de la jeunesse à chaque génération. À chaque fois que le Liban a été impliqué dans des conflits régionaux ou internationaux, il a subi des conséquences néfastes : l’implication de Tyr phénicienne avec les Perses contre les Grecs, l’alliance de l’émir Chéhab II avec l’axe Égypte-France contre l’axe Empire ottoman-Angleterre, le soutien de Nasser par une majorité des musulmans libanais, l’armement des Palestiniens au Liban et dernièrement l’axe Téhéran-Syrie soutenu par les chiites du Liban... Et le prochain ? Probablement que chaque communauté trouvera une raison pour telle ou telle alliance, cependant il ne s’agit pas de communauté mais d’un pays, et dans ce pays, toutes les communautés ont leurs visions qui ne sont pas nécessairement identiques. S’il s’agit de construire une communauté uniquement, il serait plus opportuniste de diviser le pays en plusieurs États-communautés religieuses. Que faut-il faire par conséquent ? La réponse : ou se faire la guerre ou rester neutre. Il ne me semble pas que le fédéralisme soit une mauvaise chose pour le Liban, certains clament que c’est impossible dans ce pays. En réalité, il y a autant de variétés de fédéralisme que d’États fédéraux. On compte aujourd’hui 28 États fédéraux qui représentent 40 % de la population mondiale et ils sont tous différents. C’est aux Libanais d’imaginer le leur, les spécialistes dans ce domaine ne manquent pas. Il est nécessaire de sortir du faux-semblant en croyant que la convivialité est suffisante pour construire une nation. Les héros d’une communauté sont souvent fustigés par les autres communautés : Bachir Gemayel est une figure historique adulée par la majorité des chrétiens, Samir Geagea (chrétien) est un homme qui a été emprisonné injustement pendant 11 ans sans que ceci n’ait modifié sa vision d’un Liban souverain et libre. Ces deux hommes sont considérés par une frange des autres communautés comme des traîtres. De même, la figure de Kamal Joumblatt (druze) est équivoque ainsi que celle de Rafic Hariri (sunnite). Hassan Nasrallah (chiite) est un héros pour la majorité des chiites, et plutôt un homme à la solde du régime iranien pour les autres communautés. La mémoire collective est différente. La sensibilité sur des sujets divers est différente. Et pourtant, il y a des points communs qui permettent de vivre dans un même pays unifié par une forme constitutionnelle adéquate, certainement pas celle d’une république rafistolée de nouveau et a fortiori corrompue. Il s’agit d’être pragmatique pour éviter des souffrances futures inutiles car évitables. Les Libanais n’ont plus le luxe du temps. Dieu se penche sur Libanus âgé de 3 220 ans et soupire : « Qu’avez-vous fait de ce beau pays que je vous ai donné comme cadeau ? » Libanus, épuisé par tant d’épreuves, les larmes aux yeux, lève la tête vers le ciel et répond : « Vous êtes le Dieu de quelle religion ? »

Chirurgien et diplômé en histoire

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Dieu, assis sous un cèdre millénaire de la montagne du Liban, offre à un Libanais qui s’appelle « Libanus » la possibilité de vivre 3 220 ans. Il démarre sa vie vers 1200 av. J.-C., début de la période d’indépendance de la Phénicie qui durera trois siècles. Son peuple habite dans des cités-États autonomes, tantôt rivales (Tyr-Sidon), tantôt solidaires...

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Contribution érudite et ode à la neutralité et le fédéralisme. Dr Bassam Youssef

Bassam Youssef

10 h 54, le 17 novembre 2021

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  • Contribution érudite et ode à la neutralité et le fédéralisme. Dr Bassam Youssef

    Bassam Youssef

    10 h 54, le 17 novembre 2021

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