
À Tayouné, une semaine après les scènes de guerilla urbaine, le quotidien reprend. Photo João Sousa
Rond-point Tayouné. Un terre-plein circulaire d’où rayonnent plusieurs avenues. En apparence, un tank et quelques soldats séparent deux mondes. Une semaine après les affrontements du jeudi 14 octobre entre des éléments armés appartenant probablement aux Forces libanaises et des miliciens du Hezbollah et du mouvement Amal, l’ancienne ligne de démarcation est de nouveau celle de toutes les fractures. Mais pas seulement. Dans ce microcosme, vivent, travaillent ou circulent mille et un personnages. À première vue et parce que l’événement est toujours sur toutes les lèvres, ils correspondent à tous les clichés auxquels on pourrait s’attendre. Quand on écoute Pierre* se dire prêt à dégainer si les chiites venaient à débarquer dans sa rue, on pourrait croire qu’il est le porte-parole des leaders chrétiens de la guerre civile. Et quand on entend Ali fanfaronner sur les capacités militaires du Hezbollah, on pourrait croire qu’il s’apprête à prendre Aïn el-Remmané à lui tout seul. Mais derrière le jeu de la surenchère, se révèlent des caractères infiniment plus complexes. On ne saura peut-être jamais ce qu’il s’est réellement passé. Qui a allumé la mèche, qui a tiré sur qui. Qu’importe. Le mal est fait.
Dans son salon à Aïn el-Remmané, Pierre plaisante avec un client dont il taille la barbe. « Quand tu regardes Manar ou NBN, tu as l’impression qu’on est un fief de Daech », raille-t-il. « Ils sont venus crier “Chiaa, chiaa” chez nous. Ils s’attendaient à quoi ? À ce qu’on leur tende une rose ? » justifie ce partisan FL de 35 ans. Ce jour-là, il n’a pas rejoint les chabeb (jeunes), même s’il le voulait. Devant le miroir, du gel, une tondeuse, une paire de ciseaux et sa sacoche où il garde son arme au chaud. Il oscille entre l’envie d’en découdre et l’envie que tout cela cesse. C’est un enfant de la guerre, même s’il ne se souvient que des bruits. Son grand-père Kataëb est mort « en martyr » lors de combats contre les factions palestiniennes. Il exècre tout ce qui se rapproche de près du parti de Dieu, mais appelle les chiites « mes frères » . « Ne voient-ils pas qu’ils se trompent d’ennemi ? » Dans son village natal du Sud, Kfour, les chrétiens sont minoritaires. À chaque élection, les deux partis chiites leur font les yeux doux pour ramasser des votes. « Alors, certes, je ne suis pas d’accord avec leur politique, mais là-bas, on nous respecte, et si quiconque touche à un de nos cheveux, le Hezbollah intervient aussitôt », raconte-t-il.
« Nous voulons venger nos sept martyrs »
À quelques rues de Tayouné, à Chiyah, on envoie promener ceux qui se montrent trop curieux. « Vous voulez savoir ce qu’il s’est passé ? Vous avez frappé à la bonne porte », lâche Ali devant le magasin de téléphonie de Hussein. Lorsqu’ils ont entendu qu’un des « leurs » était mort « injustement », les deux acolytes et leur ami Mohammad ont couru chez eux récupérer leurs armes. Au bout de quelques minutes de discussion, Hussein sort son Glock de sa poche arrière comme s’il allait s’allumer une clope. « Prends-là, vas-y, n’aie pas peur », lance-t-il. Hussein veut jouer au dur, se contient, mais au final, obéit au doigt et à l’œil au « sayyed ».
Lundi, Hassan Nasrallah s’était exprimé à la télévision en affirmant qu’il ne se laissera pas entraîner dans la sédition. « Je peux vous dire que s’il nous avait dit de descendre, on aurait pris les quartiers de Aïn el-Remmané et Furn el-Chebbak en une nuit », crâne Ali en rappelant l’épisode du 7 mai 2008, lorsque les miliciens du tandem chiite avaient envahi plusieurs quartiers de la capitale. « Nous voulons venger nos sept martyrs. La rue est prête. Même nos femmes ont des armes », appuie Hussein. En dépit de leur esprit de vendetta, les trois hommes se contredisent sans même s’en rendre compte. Les ennemis dont ils parlent sont leurs voisins d’en face. Ils se connaissent, travaillent et boivent même des bières ensemble. « Pas de différence, au fond, entre nous », explique Mohammad. Hussein acquiesce. Sa femme est chrétienne. Le soir des affrontements, « c’était business as usual » , dit-il. Tout comme Pierre, ils savent, au fond, que c’est le peuple qui paie le prix lorsque les politiciens ravivent la fibre communautaire. Lors de la dernière séance parlementaire, les députés ne se sont-ils pas salués et même embrassés comme si de rien n’était ? « Les Libanais sont en train de se soulever contre leurs zaïms et leur tour viendra ». Kellon, yaané kellon ? Oui, sauf... « Hassan Nasrallah, c’est grâce à lui qu’on respire », tempère Hussein.
Mais d’où sortent-ils toute cette haine ?
Rose est bouleversée. Trop d’images de la guerre lui sont revenues en pleine figure. Celles des nuits passées dans les abris ou celle du rat qui était sorti de son réfrigérateur, alors qu’ils n’avaient presque plus rien à manger et qu’il leur était impossible de sortir sous les bombes. Et ce bruit de mitraillette qui prend aux tripes. Jeudi dernier, tous les habitants de l’immeuble, situé à quelques centaines de mètres de Tayouné, ont retrouvé des balles perdues sur leur balcon. Maya, sa sœur qui habite au second, avait senti que ça allait mal tourner. « J’ai vu des gars se préparer dès l’aube », dit-elle. Un type qui avait tout l’air d’être un milicien chrétien portait des man’ouchés. Tout comme son propre père, durant la guerre civile, qui ravitaillait parfois les chabeb. « Ce n’était pas une manifestation pacifique, ya Rose. Je ne défends pas les autres, je les classe dans la même catégorie, même si les pro-Hezbollah sont quand même bien plus armés », estime Maya. La première heure, les deux sœurs se sont mises à filmer les scènes avec leur portable. Puis elles ont couru garer leur voiture quelques rues plus loin par crainte du grabuge. Repliées dans leurs appartements respectifs, les deux femmes restent les yeux rivés sur WhatsApp.
La fille de Rose, Estelle, la trentaine, qui vit à Paris depuis un an, reçoit des dizaines de notifications. « Il fallait me voir expliquer à mes collègues français éberlués que des chiites et des chrétiens se tiraient dessus tout en pensant à ma famille prise en étau », raconte cette graphiste, arrivée le lendemain des affrontements pour des vacances. Maya et Rose en veulent à ceux qui ont tiré vraisemblablement depuis les toits de leur quartier contre les miliciens chiites. « On ne considère pas qu’ils sont venus nous protéger, bien au contraire », appuie Maya. « Ils pensent que c’est un jeu, que ça leur donne le droit de tuer de sang-froid. Mais ces jeunes qui sont morts n’avaient-ils pas une mère, une épouse, des enfants ? Mais d’où sortent-ils toute cette haine ? Qu’est ce que leurs leaders, chrétiens comme musulmans, leur ont planté dans le cœur ? C’est désolant, c’est douloureux. Quand sont-ils nés ? Ils n’ont pas vécu la guerre… Nous, oui », confie-t-elle en retenant ses larmes.
« Peut-être que les chrétiens ressentent la même chose chez nous »
Depuis les affrontements, Nora* ne s’aventure plus « chez eux » . « Pardon, je ne devrais pas dire “chez eux” », dit-elle. Entre les deux quartiers, les frontières sont poreuses, presque inexistantes. Ce que l’on nomme d’ailleurs ici Aïn el-Remmané par commodité fait en réalité partie de la localité de Chiyah. Cette mère de famille raconte avoir couru sous les balles la peur au ventre pour aller chercher Jad*, 12 ans, de son école à Aïn el-Remmané. Des mobylettes en furie manquent de la faucher, des habitants paniqués se sauvent comme ils le peuvent. Elle le sait, son appartement sera leur tombeau. Jad est devenu tout pâle et il hyperventile. La salle de bains est trop petite, alors ils vont chez la voisine. Au moins ils ne seront pas seuls. Hicham rit. « Oui, toi tu es cool, tu n’étais pas là », lance-t-elle, taquine, à son mari qui se trouvait, au moment des faits, à son travail à l’aéroport. Hicham a l’air de s’être habitué à ce genre de scènes de violence.
Nora, elle, ne peut s’empêcher de se sentir comme une étrangère de « l’autre côté » . « À Chiyah, je suis dans ma communauté. Peut-être que les chrétiens ressentent la même chose chez nous », dit-elle. En repensant au drame, le couple essaie de trouver des circonstances atténuantes aux combattants des deux camps. « Je ne dis pas que tous les FL sont mauvais. Il y en a même qui ont sorti des enfants chiites d’une garderie. C’est sûr que les jeunes du quartier n’avaient pas à crier “Chiaa, chiaa”, mais leur tirer dessus est impardonnable, je suis à 100 % avec ce qu’a dit le sayyed », affirme Nora. « Quand j’ai acheté l’appartement ici, on appelait encore ça la ligne de démarcation. Mais on pensait que depuis que le CPL est devenu notre allié, elle s’était effacée », explique Hicham, en référence à l’entente de Mar Mikhaël signée le 6 février 2006 entre le parti de Michel Aoun et celui de Hassan Nasrallah. Leurs adolescents, eux, ne savent pas ce que cette frontière représente. Branchés en permanence sur les réseaux sociaux, ils sont prothaoura et adhèrent au « Kellon, yaané kellon ». « Même le sayyed n’est pas épargné. Ils ne sont pas libanais dans leur tête », lance la maman, mi-figue mi-raisin. Aux élections, les parents voteront comme prévu. « On habite à Chiyah, on est tous les deux fonctionnaires de l’État, vous voyez... » justifie Hicham.
L’épisode de violence a poussé la population dans ses retranchements, exacerbant le repli communautaire, alors que chaque jour est désormais une lutte pour la survie. Comme beaucoup, cette famille de cinq n’aurait pas de quoi payer les écoles, l’université ou même simplement la nourriture sans le soutien financier de proches à l’étranger. À quelques rues du salon de Pierre, Emm Ahmad, 59 ans, trie ses ampoules sur les étagères de l’échoppe d’un chrétien dans laquelle elle travaille depuis 15 ans. Elle n’a rien vendu aujourd’hui. Cette grand-mère ne sait même pas si elle gardera son emploi puisqu’elle n’a plus de quoi payer ses taxis jusqu’à Hadath, alors qu’elle vient d’apprendre que le prix des vingt litres d’essence est passé de 242 800 LL à 302 700 LL. « Vous comprenez pourquoi les affrontements me passent au-dessus, rit-elle. J’attends le jour où les zaïms décideront enfin d’arrêter leurs guéguerres. »
* Les prénoms ont été changés
Rond-point Tayouné. Un terre-plein circulaire d’où rayonnent plusieurs avenues. En apparence, un tank et quelques soldats séparent deux mondes. Une semaine après les affrontements du jeudi 14 octobre entre des éléments armés appartenant probablement aux Forces libanaises et des miliciens du Hezbollah et du mouvement Amal, l’ancienne ligne de démarcation est de nouveau celle de toutes...
commentaires (7)
En tout cas, maintenant il ne sont plus que 99 994, yalla, 3a2beel lbé2é
Aboumatta
12 h 00, le 24 octobre 2021