Autant le Liban qu’Israël ont intérêt à exploiter les gisements d’hydrocarbures découverts au large de leurs côtes, en Méditerranée orientale. Mais alors que l’État hébreu poursuit son avancée dans le dossier, et vient d’attribuer au groupe américain Halliburton un contrat de forage offshore de trois à cinq puits au large d’Israël, le Liban, lui, est stoppé net dans son élan. Et ce alors qu’il est au bord du gouffre, financièrement. En élargissant ses revendications en matière de souveraineté maritime – sans avoir officialisé auprès des Nations unies la révision de la Zone économique exclusive (ZEE) revendiquée en 2011 –, il a torpillé les négociations sur le tracé de la frontière maritime commune avec son voisin et ennemi israélien auquel le lie pourtant l’accord d’armistice de 1949. Depuis mai 2021, les négociations sont en effet suspendues par une partie israélienne en colère et par un modérateur américain tout aussi mécontent. Il y a quelques jours à peine, la ministre israélienne de l’Énergie, Karine Elharrar, montait au créneau. Elle a certes fait part de la volonté de son pays d’engager de nouveaux efforts pour résoudre son différend avec le Liban sur la délimitation de leurs eaux territoriales en Méditerranée. Mais elle a surtout martelé que « le Liban ne pouvait dicter les termes des pourparlers » suspendus à la suite des nouvelles revendications libanaises.
C’est dans ce cadre que la secrétaire d’État adjointe US, Victoria Nuland, est attendue à Beyrouth ce jeudi. Elle devait être accompagnée du nouveau négociateur américain, Amos Hochstein, envoyé à l’Énergie du département d’État américain, mais la visite de ce dernier, qui a pourtant planché sur le dossier en 2012, a été reportée sans explications. Au-delà de la délimitation technique d’une frontière maritime et des conséquences économiques désastreuses pour le pays du Cèdre en cas de blocage, les négociations entre le Liban et Israël sont au cœur d’enjeux géopolitiques de taille. Enjeux qui diffèrent pour chacun des protagonistes.
Pour le Liban, le piège de la reconnaissance
L’État israélien n’a pas besoin de délimiter sa frontière maritime pour relever ses défis liés aux hydrocarbures. Il offre même des garanties sécuritaires et financières au secteur privé chargé des forages. Par contre, ce qu’il aurait voulu accomplir, c’est intégrer les négociations avec le Liban, même indirectes, à sa politique entamée de désenclavement et d’ouverture de canaux avec le monde arabe, et notamment avec le Soudan, Bahreïn, le Maroc et les Émirats arabes unis, après la Jordanie et l’Égypte. « Il aurait été intéressant pour Tel-Aviv d’ouvrir les négociations avec Beyrouth pour montrer sa disposition au dialogue et à la médiation dans n’importe quel dossier, et de l’intégrer dans sa propagande géopolitique », analyse le politologue Karim el-Mufti. Un enjeu d’autant plus important que « les Israéliens étaient en perte de vitesse dans leur bataille médiatique, car généralement dépeints comme des guerriers sanguinaires ». « Dans ce contexte, l’État hébreu tenait à montrer cette ouverture à la discussion, même avec un Liban contrôlé par le Hezbollah », précise le chercheur.
Pas question, en revanche, pour l’interlocuteur libanais de se laisser prendre à ce jeu qui aurait pu le faire tomber dans le piège de la reconnaissance de l’État d’Israël, vu que le dialogue porte sur les frontières. « D’où la campagne médiatique immédiate développée par le Liban officiel pour technocratiser le dossier, expliquer qu’il ne s’agit ni d’une reconnaissance d’Israël, ni d’une négociation directe, ni de pourparlers de paix, et annoncer que les enjeux libanais sont différents », observe M. Mufti.
Histoire d’une zone contestée
Retour sur cette « guerre des cartes » entre le Liban et Israël, comme l’ont baptisée les experts, et sur un dossier qui s’éternise depuis 2010. Tout a commencé lors de la découverte d’importants gisements gaziers dans le bassin méditerranéen et par la nécessité pour Beyrouth de notifier l’ONU des coordonnées de sa ZEE. Le tracé sud partant du littoral libanais jusqu’au point 23, au large de la côte, est officialisé par les autorités libanaises en 2011 via le décret 6433. Pour sa part, l’État hébreu revendique la ligne 1 située bien plus au Nord, après avoir signé avec Chypre un accord bilatéral de délimitation. Une ligne qui coïncide exactement avec celle revendiquée de manière erronée par le Liban en 2007 lors de ses négociations avec Chypre, mais qui n’a pas été officialisée car jamais ratifiée par le Parlement. Entre les lignes 1 et 23, 860 km2 que se disputent le Liban et Israël. C’est dans ce contexte litigieux qu’intervient la médiation américaine, incarnée par Frédéric Hof. Ce dernier décide alors de diviser la zone contestée en deux parties, accordant au Liban 55 % et à Israël 45 %. La ligne séparant les deux parties est baptisée Ligne Hof. Mais le Liban s’abstient de signer l’accord en 2012.
Après des années d’interruption, le dossier est remis sur le tapis en octobre 2020 après l’annonce d’un accord-cadre entre les deux pays, parrainé par le président du Parlement libanais, Nabih Berry. Les négociations redémarrent, mais après quelques rounds de pourparlers, elles sont provisoirement interrompues en décembre de la même année, et définitivement en mai 2021, par Israël et les États-Unis. Montrée du doigt, la surenchère des négociateurs libanais menés par des experts militaires et civils. Ces derniers font part de leur intention de repousser les lignes territoriales maritimes revendiquées par le Liban 1 430 km2 plus au Sud. Une surface qui sera délimitée par la ligne 29 et qui hypothèque le droit israélien sur le champ gazier Karish. Le dossier est loin d’être clos. Pour être officialisée, la revendication libanaise doit encore être enregistrée auprès des Nations unies. Elle se base sur un rapport technique de l’Institut hydrographique du Royaume-Uni datant de 2011 (date d’officialisation par le Liban de sa ZEE), et sur les données du Bureau hydrographique libanais créé en 2014 avec l’aide des Pays-Bas et de l’Italie. Pour ce faire, le décret 6433/2011 doit être amendé. En plein vide gouvernemental, en avril dernier, et après les signatures des deux ministres sortants des Transports, Michel Najjar, et de la Défense, Zeina Acar, l’amendement n’attendait plus que la signature du chef de l’État, Michel Aoun. Mais ce dernier s’est abstenu. Plus tard, il a estimé qu’amender le décret signifierait « mettre un terme aux négociations » avec Israël. Il s’était pourtant présenté comme le champion de la rectification du tracé des frontières, soulignant en mai, sur Twitter, « l’importance de rectifier le tracé (…) sur base des lois et conventions internationales, et le droit du Liban à exploiter ses ressources naturelles dans la ZEE ».
Ne pas fâcher l’ami américain
Depuis la formation du gouvernement Mikati, la balle est dans le camp du nouveau cabinet. Mais il est de notoriété publique que l’affaire fera l’objet d’un consensus entre le président Aoun et le Premier ministre. Un nouvel élément s’invite déjà dans le dossier, la mise à la retraite, le 7 octobre dernier, du négociateur en chef, le général Bassam Yassine, qui incarne le durcissement de la position libanaise. « Cette mise à la retraite signifie tout bonnement qu’il est écarté du dossier par le chef de l’État qui l’a nommé, vu que son mandat aurait très bien pu être reconduit pour six mois renouvelables », estime un expert proche du dossier qui requiert l’anonymat.
Nul doute que le Liban ne veut pas indisposer son ami américain, médiateur dans le dossier des frontières maritimes et à la fois un des plus solides soutiens d’une armée libanaise profondément touchée par la crise économique et financière. Il ne peut non plus se permettre de fâcher son voisin israélien, première puissance militaire du Proche-Orient. Mis au pied du mur, il risque non seulement de voir s’éterniser l’arrêt des négociations, mais d’être aussi interdit d’accès à ses hydrocarbures même dans les zones de forage non contestées, sous prétexte qu’il n’est pas capable de les pacifier ni d’en assurer la sécurité. Il a pourtant grandement besoin de la manne pétrolière, en ces temps d’effondrement généralisé. « Le médiateur américain adresse au Liban le message suivant : Si vous décidez de revendiquer cette deuxième superficie de 1 430 km2 (au sud de la ligne 23 et jusqu’à la ligne 29), cela va entraver les négociations », affirme notre chroniqueur politique Mounir Rabih. « Par peur de fâcher son interlocuteur américain, le Liban ne prend pas d’action concrète pour délimiter sa frontière. Il adopte une position floue », constate également l’universitaire et expert dans le dossier du gaz, Charbel Skaff.
Le retour de Beyrouth dans le giron international
Le dossier des hydrocarbures est au cœur d’un sérieux marchandage politique, selon nombre d’observateurs. Celui du retour du Liban dans le giron de la communauté internationale. « Le dossier des pourparlers autour des frontières maritimes est un prétexte au service des stratégies, un moyen d’amadouer l’État libanais », note le général à la retraite au sein de l’armée libanaise Maroun Hitti. « Si le Liban veut tirer bénéfice de ses hydrocarbures, il doit impérativement se réaligner sur la communauté internationale. Un alignement dicté non seulement par l’intérêt, mais qui le ramènerait au terrain civilisationnel naturel auquel il appartient », estime-t-il. Car il est « interdit que l’argent du pétrole tombe entre les mauvaises mains », entendons celles d’un Hezbollah lourdement armé, menaçant pour Israël, qualifié d’organisation internationale par les États-Unis et qui tient les rênes du pays. Et qui plus est, « le pays du Cèdre n’a aucun moyen de pression » aujourd’hui, notamment sur les compagnies de forage qui annoncent leur départ.
L’amitié américano-israélienne et le degré élevé de coopération entre les deux États pèsent aussi dans la balance. « Les États-Unis sont un allié essentiel de l’État hébreu, fait remarquer Charbel Skaff. Les alliances conduites entre les deux pays pour l’exploitation des champs d’hydrocarbures risqueraient d’être entravées au cas où le Liban changerait la limite de sa frontière sud, d’où les pressions exercées par les États-Unis. » Dans cette optique, consolider ses acquis gaziers est essentiel pour Israël qui n’a visiblement pas l’intention de se départir de la Ligne Hof. « Les négociations ne sont rien d’autre qu’une façade, une tentative israélienne et américaine d’imposer la Ligne Hof aux Libanais sous couvert de négociations », renchérit Karim el-Mufti. « Pour le Liban, il n’existe donc aucune marge de manœuvre », ajoute-t-il.
D’où la nécessité pour les autorités libanaises d’être réalistes. « Le Liban est libre de négocier ou pas. Mais il est dans son intérêt de revenir à la table des pourparlers et de s’en tenir à ses revendications de 2011 sur base desquelles les Israéliens ont débuté les négociations », observe une source occidentale officielle. Car « nul ne va soutenir sa position, s’il venait à signer l’amendement du décret ». Et les risques d’un blocage pour de longues années sont élevés, les procès promettant d’être interminables. « Le temps que les affaires soient résolues, les champs ne seront plus d’aucune utilité pour le pays du Cèdre. Sans oublier que la signature de l’amendement du décret n’empêchera pas Israël, en position de force, de mener des opérations de forage », ajoute-t-elle.
La signature du Hezbollah derrière la revendication libanaise
Derrière la nouvelle revendication libanaise, nombre d’observateurs pro-occidentaux voient la signature du Hezbollah, d’autant que dans la norme politique locale, nul ne peut aller à l’encontre des desiderata du parti dirigé par Hassan Nasrallah. « Le Hezbollah se cache derrière les demandes libanaises, assure la source occidentale précitée. Preuve en est la campagne menée par les médias proches du parti chiite visant à convaincre la population que le Liban a été lâché, qu’il est mis sous pression. » Une hypothèse également soutenue par le chercheur Karim el-Mufti qui résume : « Je ne serais pas étonné que la carte déterrée par le Liban pour revendiquer davantage de superficie l’ait été par les experts du Hezbollah. » Un jeu intelligent visant à élargir la zone de forage, mais « qui enterre les intérêts des Libanais », regrette le politologue. Sauf que dans son discours officiel, le Hezbollah affirme ne pas se mêler de la question. Le parti dit même soutenir toute décision prise par l’État. « Le Hezbollah ne se mêle pas du dossier des hydrocarbures, ni de tout autre dossier de démarcation des frontières. Il soutient toute décision prise par le président Aoun ou par le gouvernement », souligne l’analyste Kassem Kassir, connu pour sa proximité du parti de Dieu. « Le plus important est d’envoyer rapidement la position libanaise à l’ONU, afin de préserver les droits du Liban », ajoute-t-il. Bien au-delà du Hezbollah, les pressions américaines sur le dossier des hydrocarbures pourraient être liées à « leur volonté de rétablir l’équilibre face à la domination iranienne du Liban, estime Charbel Skaff. Car le gaz n’a pas uniquement une dimension économique, mais politique et géopolitique ».C’est dans ce contexte que le nouvel émissaire américain, Amos Hochstein, devrait arriver au Liban dans les prochains jours. Proche du président américain Joe Biden, M. Hochstein est à l’origine d’une proposition visant à accorder à une tierce partie le droit d’exploiter le gaz et le partager entre le Liban et Israël. « C’était en 2011-2012, lorsque M. Biden, alors vice-président, espérait que la question du gaz offshore en Méditerranée orientale soit un outil de pacification de l’ensemble de la région », explique M. Skaff. Cette nomination est-elle le reflet d’une volonté américaine de redonner vie aux négociations ou de durcir le ton? Déjà s’élèvent des voix proches du Hezbollah, condamnant la nomination d’un envoyé au Liban… né en Israël.
Bonsoir, dans le chapitre Le retour de Beyrouth dans le giron international,... d’un Hezbollah lourdement armé, menaçant pour Israël, qualifié d’organisation "internationale" - ou plutôt "terroriste" - par les États-Unis ... Merci
20 h 36, le 14 octobre 2021