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Claudie Gallay, comme assise aux pieds de ses personnages


Claudie Gallay, comme assise aux pieds de ses personnages

© Tristan Jeanne Vales-Leemage/ DP Actes Sud

«Je regarde la ville. L’air est humide. Le ciel est blanc. Un oiseau chante au bout du toit. Mon espace se limite là où portent mes yeux. De cet espace, je connais tout. L’été, j’entends les télés, les disputes, les cris d’amour, ceux des chats, ceux des hommes. Je suis comme dans un phare. Je ne suis jamais entrée dans un phare mais j’imagine que c’est comme ça, la vue qui porte loin, avec du vent et des oiseaux. Et le sentiment d’être forte, invincible, même quand les choses foirent, que ça ne se passe pas comme on veut. » Le dernier roman de Claudie Gallay, Avant l'été, promet une évasion à la fois grisante et stimulante dans un village de province, où une vie de promiscuité et de solidarité unit les êtres. Cinq amies de longue date, qui ont à peine la vingtaine, décident d’organiser un défilé de mode pour la fête du printemps ; au-delà de ce projet commun qui les rassemble, chacune tente de se frayer une trajectoire de vie. Alors que Jessica vient de vivre une déception amoureuse, tout en enchaînant les petits boulots, Juliette rêve de devenir mannequin. L'une d'elles a un enfant en bas âge, une autre est confrontée à un avortement. Leurs existences basculent lorsque celle qu'elles appellent la Parisienne s'introduit dans leur vie, élargissant leurs perspectives et leurs références culturelles.

Avant l'été fait revivre l’insouciance et le foisonnement des années 80, marquées par une jeunesse aux rêves d'évasion amples et ambitieux. En parallèle, le père de Jessica écrit chaque soir quelques lignes après sa journée de labeur ; elles semblent rendre hommage à la beauté que peut contenir le regard de l'être humain sur son environnement, même modeste, ce qui semble désarçonner sa fille, lorsqu'elle découvre ses textes. « Qu’est-ce que j’attendais ? Qu’est-ce que j’imaginais ? Je lis d’autres pages. Un as du quotidien, mon père. Le pro de la répétition. Et pourtant c’est beau, va comprendre, comme un long texte qu’on te murmure à l’oreille, qui finit par ne plus avoir de sens mais que tu veux écouter encore. »

Comment est né votre dernier roman ?

New York, septembre 2019, j’étais dans Harlem, il y avait une fête de quartier, trois femmes en robe présentaient un défilé de mode. Ce fut un choc visuel, qui a déclenché l’écriture.

J’écris depuis le jour où j'ai compris que c'était possible en dehors de l'école, et qu'il y avait en moi une nécessité d'écrire, pour me sentir bien, heureuse, vivante. La publication de mon premier roman a été très importante, de même que le succès des Déferlantes. Mes romans émanent de ce que je connais. Dans ce dernier livre, j’interroge le corps, l’éducation des filles, les codes, la sexualité, il me fallait une époque joyeuse, légère, enthousiaste. 1985, c’était l’insouciance, on n’avait peur de rien, ni du sida ni du chômage, on est avant Me too, on flirte sur Balavoine, et rien n’est vraiment grave.

Votre texte constitue-t-il une façon de suggérer la grâce que peut revêtir l'existence de ce que l'on appelle la France d'en-bas, c’est-à-dire celle des gens de condition modeste ?

Je viens de cette France, j’ai grandi dans une ferme, les corps qui forcent, la fatigue qui couche, je connais. Et j’en connais aussi les beautés. Sur de courtes durées, la beauté peut l’emporter sur les souffrances. Elle rapproche ceux qui ne devaient pas se rencontrer, se parler.

Je suis assise aux pieds de mes personnages, c’est eux qui me dictent. Je traque leurs forces, leurs grâces, je pars d’eux, juste de leur vécu, à petite échelle. Je ne cherche pas à me raconter, mais je me sers de ce que je vis, des situations, des sentiments, et cela devient une matière formidable que j’explore pour tenter de comprendre et me garder poreuse au vivant. J’ai un respect sans fond pour le vivant. Écrire m’aide à continuer à m’émerveiller d’un oiseau qui vole dans le ciel, à ne pas m’habituer à cette magie.

La Parisienne est un personnage très intéressant ; elle est passionnée, impulsive, privilégiée, mais elle est dans sa caste. Jess est plus intéressante encore, car elle passe d’une caste à l’autre, avec un naturel incroyable, elle entend ce que dit sa mère et elle entend ce que dit madame Barnes, elle apprend des deux. L’humiliation est un poison facile. L’être complet est celui qui est capable de se placer sans mépris à tous les niveaux. Jess peut parler avec le chirurgien Pietro et aussi avec cet abruti de Moréno.

Le propos du roman n'est-il pas d'esquisser la magie du lien entre les personnages, qui transcende les conditions sociales et qui permet aux êtres de s'épanouir ?

On ne change pas tout seul. On croise beaucoup de gens dans une vie, et certains sont importants, ils sont de bonnes rencontres, et ceux-là on les suit. Il faut oser. Jess est forte, malgré ce que sa mère lui dit sur les riches. J’ai écrit sous le charme de sa curiosité. Sa mère veut la tenir dans une case, et là apparaît le statut de transfuge de classe et la notion de trajectoire sociale.

L’art abolit les différences sociales. Il faut ouvrir les musées, les librairies, donner la beauté en accès à tous, les films, le théâtre. J’ai pleuré en voyant les palais détruits de Beyrouth, la beauté soufflée, c’est ce frisson d’émotion commune qui nous sauvera, qui maintiendra notre unité. Heureusement, la sensibilité n’est pas un privilège de caste et le père de Jess s’émerveille, un émerveillement collé à son quotidien, à ses rituels, au minuscule, et qui le fait magnifiquement vivant. Et puis tout ne passe pas par l’intellect. On est parfois touché en plein cœur par quelque chose que l’on ne comprend pas. Qu’est-ce qu’une musique touche en nous pour qu’elle nous laisse parfois à ce point bouleversé ? Dans le film La Grande Bellezza, un personnage meurt, saisi devant la beauté de Rome.

Sans parler de ce beau sentiment qu'est l'amitié, qui est central dans le roman. L’histoire se tisse à partir de cinq filles, qui deviennent femmes et qui sont comme les doigts de la main. Le roman interroge cet attachement fort, on grandit ensemble, on partage tout, on découvre tout, et ces liens nous structurent, de même que les rivalités qui vont avec, les jalousies, les trahisons. Et puis c’est la fin de l’adolescence...

La densité des chapitres et les phrases nominales dans lesquelles s'insèrent des dialogues brefs sont-elles des marques de fabrique de votre style ?

Il y a une histoire et il faut trouver la façon de la raconter. C’est difficile d’écrire simple. Il faut raboter. J’aime les phrases courtes qui n’en font pas trop. J’écris en enlevant, en arrachant à la phrase longue tout l’inutile. Chaque écrivain a son écriture, qui est comme sa respiration. Il ne faut pas imiter les autres, même ceux qu’on admire, sinon on s’étouffe. On ne lit jamais complètement, il y a toujours une part qui échappe. C’est pour cela que certains livres peuvent être relus des années plus tard et nourrir encore. Quand j’écris, je ne décris pas tout, je laisse toujours un espace au lecteur, afin qu’il imagine en fonction de ce qu’il est, de son vécu, de son histoire. Ainsi, chaque lecture est différente.

« Je n’ai pas besoin d’être avec eux. Je suis avec eux. Je les porte en moi, dans mon cœur, dans ma mémoire, mes parents, ma grand-mère, mais aussi les lieux. Je n’ai pas besoin de les voir, ils sont vivants au-dedans de moi. Ils sont ma réalité. » Votre roman est-il un espace de réflexion sur ce qui constitue la teneur des liens familiaux et de ceux avec le milieu d'origine, pour montrer dans quelle mesure ils doivent être un espace de réalisation et non d’enfermement ?

Jess a essayé une fois de s’en aller, mais elle n’y est pas arrivée. Et heureusement, car elle n’était pas prête, pas prête à quitter. Pour quitter, couper le fil, il faut se connaître. Ce faux départ lui a permis de savoir qui elle est, ce qu’elle veut vraiment, et de décider en conscience de la suite. C’est difficile de quitter sa famille, sa ville. Partir, c’est se séparer de certaines choses et s’ouvrir à d’autres. Cela ne signifie pas abandonner ou oublier. Quand on a compris cela, on peut partir car on les garde en soi, dans le cœur, dans la mémoire. Je porte ainsi en moi le goût des oranges du Liban, souvenir d’un voyage fait il y a déjà dix ans.

Avant l'été de Claudie Gallay, Actes Sud, 2021, 560 p.

«Je regarde la ville. L’air est humide. Le ciel est blanc. Un oiseau chante au bout du toit. Mon espace se limite là où portent mes yeux. De cet espace, je connais tout. L’été, j’entends les télés, les disputes, les cris d’amour, ceux des chats, ceux des hommes. Je suis comme dans un phare. Je ne suis jamais entrée dans un phare mais j’imagine que c’est comme ça, la vue qui...

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