En dépit des barrières politiques et constitutionnelles érigées devant lui pour l’amener à canaliser ses investigations dans l’affaire de la double explosion meurtrière au port de Beyrouth dans un sens et pas dans un autre, et d’une politisation outrancière du dossier, le juge d’instruction près la Cour de justice Tarek Bitar poursuit la procédure qu’il a engagée après sa nomination en février, comme si de rien n’était, mais dans un champ qui devient de plus en plus miné et difficile d’accès.
Hier, il était supposé interroger le Premier ministre sortant Hassane Diab, en sa qualité de mis en cause dans cette affaire et contre qui il avait engagé à ce titre des poursuites pour « négligence et manquement aux devoirs de la fonction, ayant causé le décès de centaines de personnes ». Or M. Diab a refusé de comparaître sous prétexte que le magistrat n’a pas le droit de l’entendre tant que le Parlement, qui s’est entre-temps saisi du dossier, n’a pas encore statué sur le point de savoir s’il devrait ou non comparaître devant la Haute Cour chargée de juger les présidents et les membres du gouvernement, en même temps que trois autres députés poursuivis dans le cadre de cette même affaire : Nouhad Machnouk, Ghazi Zeaïter et Ali Hassan Khalil. Le juge d’instruction a été notifié du refus du Premier ministre via la présidence du Conseil. M. Bitar devait immédiatement réagir en fixant au 20 septembre prochain la date d’une nouvelle audience, assortie cependant d’un mandat d’amener. Sa démarche a fait monter au créneau le groupe des quatre anciens Premiers ministres, Saad Hariri, Fouad Siniora, Tammam Salam et Nagib Mikati (Premier ministre désigné), qui ont sans ambages accusé le juge d’être manipulé par la présidence de la République et placé cette affaire dans le cadre d’un règlement de comptes politique et d’un bras de fer entre le Sérail et Baabda autour de l’accord de Taëf.
De sources judiciaires, on explique cependant que Tarek Bitar n’aurait pas délivré le mandat d’amener si M. Diab n’avait pas expressément refusé d’être entendu dans le cadre de cette affaire. En d’autres termes, si le Premier ministre avait comparu devant lui et présenté des vices de forme à travers ses avocats, procédure que l’ancien commandant en chef de l’armée, le général Jean Kahwagi, avait suivie, le juge d’instruction n’aurait pas délivré un mandat d’amener à son encontre. Son refus, de par la loi, est considéré comme une obstruction au cours de la justice, d’où le mandat d’amener. Le document a été transmis au parquet de Beyrouth qui devrait, conformément aux articles correspondants du code de procédure pénale, charger une unité de police de l’exécuter.
Normalement, Hassane Diab n’a d’autre choix que d’obtempérer, au risque de faire l’objet d’un mandat d’arrêt, indique-t-on de sources juridiques, au cas où pour une raison quelconque, il refuserait encore une fois d’être entendu par le juge ou si le mandat délivré à son encontre ne serait pas exécuté.
Quoi qu’il en soit, le bras de fer qui se joue autour de l’affaire du port a fini par devenir éminemment politique et commence de plus en plus à prendre une dimension confessionnelle. Tarek Bitar se retrouve seul face à un bouclier formé d’institutions et de leaderships qui protègent, sous divers prétextes, les personnalités politiques et sécuritaires mises en cause dans cette affaire. Il s’agit du Parlement, du Conseil supérieur de défense, présidé par le président de la République, qui a refusé d’accorder au magistrat l’autorisation de poursuivre le directeur de la Sécurité de l’État, le général Tony Saliba, du Hezbollah, du leadership sunnite qui a volé hier à la rescousse de Hassane Diab, voire éventuellement du parquet, qui a également refusé d’autoriser des poursuites contre le directeur de la Sûreté générale, le général Abbas Ibrahim.
Les prérogatives du Premier ministre désigné
Dans un communiqué conjoint publié en soirée, Saad Hariri, Fouad Siniora, Tammam Salam et Nagib Mikati se sont ainsi offusqués du « précédent » créé par Tarek Bitar en délivrant un mandat d’amener contre un Premier ministre, stigmatisant « une initiative suspecte qui se recoupe avec des tentatives menées depuis des années pour neutraliser l’accord de Taëf, briser l’autorité de la présidence du Conseil et réduire sa place dans le système politique ». « En témoignent les actes maintenus depuis des années pour bloquer la formation des gouvernements et essayer de contenir les prérogatives constitutionnelles des Premiers ministres désignés », souligne le communiqué qui lance ainsi une attaque directe contre le président Michel Aoun alors que Nagib Mikati s’efforce toujours de parvenir avec lui à une formule consensuelle pour la formation d’un nouveau cabinet.
« Le président a reconnu avoir pris connaissance de la présence du nitrate d’ammonium au port quinze jours avant l’explosion suspecte. En tant qu’ancien commandant de l’armée, il connaissait parfaitement la procédure (…) et le danger que la quantité stockée représentait. Un délai de quinze jours est suffisant pour désamorcer une bombe nucléaire (…). Le chef de l’État s’est rendu responsable de négligence (….) et son immunité devrait être levée (…), ce qui permettrait au juge d’instruction de se libérer de textes qui l’empêchent de poursuivre des présidents et autres », selon le communiqué qui rappelle la proposition de loi soumise par le groupe parlementaire du Futur pour une suspension des textes constitutionnels et juridiques relatifs aux immunités.
Pour MM. Hariri, Siniora, Salam et Mikati, la démarche de Tarek Bitar « représente une insulte à la fonction de président du Conseil, un affaiblissement inacceptable du Premier ministre sortant et une reconnaissance flagrante du fait que le dossier de l’enquête est manipulé depuis Baabda ».
Face à cette exploitation politique du dossier, quelles marges de manœuvre restent encore pour Tarek Bitar ? Selon des sources judiciaires, ce dernier reste déterminé à poursuivre ses investigations, comme en témoigne la reconstitution de l’opération de soudure qu’il a supervisée mercredi en fin d’après-midi au port, au terme de préparatifs effectués par un comité regroupant des officiers de l’armée et des services de renseignements des Forces de sécurité intérieure, ainsi que d’un juge et des membres de la Défense civile. L’opération s’est également déroulée en coordination avec le service météorologique de l’Aéroport international de Beyrouth, les conditions climatiques devant être identiques à celles du 4 août 2020. Le juge Bitar a ainsi pu assister à une reconstitution détaillée de l’opération de soudure. Un hangar similaire à celui du port a été mis en place, à proximité du cratère provoqué par l’explosion, ainsi que de la porte qui aurait subi la soudure. La reconstitution a été filmée et photographiée, afin de l’inclure au dossier.
Même si le magistrat, qui a déjà recueilli les témoignages de plus de 150 personnes dans le cadre de ses investigations, ne parvient pas à interroger des personnalités-clés dans le cadre de cette affaire, il compte établir son acte d’accusation et peut requérir les peines nécessaires sur base des présomptions et de sa conviction intime qu’il devrait détailler dans le document, qui sera directement soumis à la Cour de justice, selon les sources judiciaires qui soulignent la difficulté de la tâche de Tarek Bitar en raison de l’imbroglio politico-juridique inhérent à ce genre d’affaires. Celui-ci s’exprime entre autres par les jurisprudences contradictoires développées au cours des dernières années au niveau notamment de la Chambre, lorsque celle-ci a dû plancher sur des affaires judiciaires dans lesquelles certains de ses membres étaient impliqués.
nos corrompus de politiciens jouent sur l'affectif et le communautaire en criant à l'insulte et au scandale pour mobiliser leur base. S'ils n'avaient rien à se reprocher ils auraient sans problème collaboré avec le juge Bitar.
20 h 11, le 27 août 2021