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Nos Lecteurs ont la Parole

Là-bas, ici, n’importe où

Là-bas, ici, n’importe où

À la seule vue de mes bagages, je suffoque.

Pourquoi partir si je ne suis bien que « chez moi », « ici », dans « mon » pays ?

Comme si l’usage du possessif pouvait me rassurer encore un peu, alors que les quelques misérables mètres carrés qui constituent ce « chez-moi » se battent bien assez entre eux pour tenter désespérément de cohabiter.

Combien nous faudra-t-il encore pour comprendre que l’appartenance ne relève ni d’un lieu ni d’une personne ou d’une institution, quelles qu’elles soient ?

Les peuples du monde entier ont compris la leçon, mais pas nous. Les peuples du monde entier ont ouvert leurs frontières les unes aux autres pour que l’humain circule librement, mais pas nous. Tous se sont vus confrontés aux nationalismes exacerbés, en ont payé le lourd tribut, ont été pris au piège de leurs vanités et à l’orgueil démesuré de quelque Napoléon colonialiste, mais pas nous. Certains ont même tenté de poursuivre telle ou telle autre stratégie d’expansion territoriale camouflée par des discours de pseudodémocratie, regrettant à terme d’avoir engagé leurs troupes ici et là, mais pas nous !

Et sous prétexte que ce coin du monde tant convoité est effectivement le plus beau du monde, nous avons inconsciemment nourri ce fameux dicton populaire qui dit que « l2erd bi 3eyn emmo ghazel ». Mais du « ghazel », il ne nous reste malheureusement plus rien.

Misérables sommes-nous parce que notre ego nous empêche de comprendre que tout unique qu’il est, notre Liban attend de nous que nous lui concédions les moyens de grandir.

Assisté par les communautés internationales de tous bords pour des intérêts économiques et géopolitiques qui n’ont pas changé d’un pouce depuis (au moins) trente ans. Guettant tel un mendiant les cargaisons d’aide humanitaire pour répondre aux besoins de toute première nécessité des familles appauvries et des malades souffrant, faute de médication appropriée.

Infantilisé par des « parents » croyant bien faire quand ils évitent à leur adolescent de se confronter à la vraie vie, cette vraie vie qui nous écorche, nous brûle à vif, nous fait aimer, haïr, pleurer, danser, espérer et surtout rêver à ce que nous avons de plus beau à accomplir, celle-là même de vie qui dit que quand on n’a pas le sou en poche, on se limite à ce qu’on peut, et qu’on ne fait pas les doux yeux à notre entourage pour obtenir gain de cause, préférant ainsi le déni du manque à la frustration du « non, pas maintenant, ce n’est pas le moment, nous n’avons pas les moyens ».

Merci donc, à tous les voisins pourvoyeurs d’une essence trafiquée qui nous livrent leur précieux carburant précisément à l’heure où nos réservoirs crient famine. Merci à tous ces partis politiques et à leur tête les grands seigneurs qui les dirigent et proposent des cartes d’approvisionnement à leurs membres en leur jurant, croix de bois croix de fer, qu’ils ne manqueront jamais de rien tant que, eux, « petits pères des peuples », les soutiennent généreusement et inconditionnellement, cela va de soi.

Grand merci à vous autres qui vous nourrissez de tous ces placebos et empêchez votre enfant de grandir !

Pourri, gâté l’enfant, enfant tyran, éternel Peter Pan qui n’arrive plus à voler parce qu’il a troqué ses rêves contre un simulacre de vie.

Alors au diable que je suffoque à la vue de mes bagages, peu importe que je n’arrive pas à me faire à l’idée de cet ailleurs qui n’est pas chez nous…

« Il faut choisir, se reposer ou être libre. » Et j’ai choisi.

Je l’aime cette vraie vie. Cette folle de vie. Ses écorchures qui me rappellent que chez nous, c’est ce chez nous que nous construisons au fil de nos vécus, de nos rencontres, des parfums de terre humide, des musiques qui nous ramènent à ces soirées d’un autre temps, de ces matins d’hiver aux pluies torrentielles qui nous réveillent en pleine nuit pour contempler le ciel en colère et des étoiles qui se substituent à nos réverbères éteints. Chez nous c’est tout ça oui, tout ce qui fait que, où que nous soyons, nous avons tant de choses à raconter sur ce que nous sommes, ce qui nous a violemment pétris pour devenir.

Indépendamment de ce lieu où nous sommes nés ou de cet autre où nous élisons un jour résidence, indépendamment des institutions auprès desquelles nous nous engageons un jour pour exercer tel ou tel métier, indépendamment d’un contrat qui relie deux êtres pour le meilleur et pour le pire (le pire finissant parfois par l’emporter sur le meilleur), chez nous, dirait Wajdi Mouawad, c’est tout simplement « Là-bas, ici, n’importe où ».


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

À la seule vue de mes bagages, je suffoque. Pourquoi partir si je ne suis bien que « chez moi », « ici », dans « mon » pays ? Comme si l’usage du possessif pouvait me rassurer encore un peu, alors que les quelques misérables mètres carrés qui constituent ce « chez-moi » se battent bien assez entre eux pour tenter désespérément de...

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