C'est au beau milieu de la nuit, quelques minutes avant 1h25, qu'une immense déflagration a été entendue hier dans le village de Tleil au Akkar, sur la route qui relie Halba la capitale à la grande bourgade de Kobeyate. L’explosion s’est produite dans un dépôt d’essence apparemment destinée à la contrebande vers la Syrie : les images apocalyptiques du lieu du drame, dans des vidéos qui ont largement circulé sur les réseaux sociaux, laissent rapidement entrevoir l’ampleur des pertes humaines et matérielles. L'explosion ravive le souvenir de celle du port de Beyrouth le 4 août 2020, qui avait fait plus de 200 morts, ravagé une partie de la capitale et entraîné la démission du gouvernement, toujours pas remplacé un an après.
Selon le ministère de la Santé, l'explosion au Akkar a fait 28 morts et 80 blessés. Deux soldats ont péri tandis que 11 autres sont dans un état critique et quatre sont portés disparus, a indiqué l'armée dans un communiqué. Un bilan qui devrait encore s'alourdir. Six personnes sont toujours disparues, tandis que certains des blessés le sont grièvement.
Selon des sources concordantes, dont le journaliste Michel Hallak basé dans la région, l’explosion a eu lieu quand des dizaines d’habitants de la région se sont rués vers ce dépôt pour s’y approvisionner en essence, un liquide précieux dans un Liban en bute à une pénurie depuis des mois. Pénurie qui s'est radicalement aggravée depuis l'annonce, mercredi, par la Banque du Liban, d'une levée des subventions sur les carburant. Plusieurs militaires parmi les victimes n'étaient pas en service mais tentaient de se ravitailler en essence au réservoir au moment de l'explosion, ont indiqué des blessés à l'AFP. Quatre soldats grièvement blessés seront transférés en Turquie où ils recevront le traitement nécessaire. Une équipe médicale spécialisée ainsi que des aides arriveront en outre d'Egypte, a annoncé l'ambassadeur Yasser Alaoui.
Des suspects?
La présence d’essence en grande quantité avait été "découverte" samedi dans l’après-midi par des "révolutionnaires" de la région, des jeunes habitués des manifestations antisystème dans la lignée du mouvement de contestation du 17 Octobre. Ce dépôt est situé dans une usine de béton du village de Tleil, loin des regards.
A partir de là, les informations disponibles ne sont pas confirmées, en l'absence de communiqué officiel de l'armée ou d'autres instances sécuritaires sur le sujet. Selon des sources sur le terrain, l'usine appartiendrait à un certain Georges Ibrahim Rachid, qui l’aurait lui-même loué à un homme originaire de Wadi Khaled (une autre localité du Akkar, frontalière de la Syrie), nommé el-Faraj.
Rachid est un entrepreneur tandis que Faraj serait un contrebandier bien connu des autorités, puisqu’il a été arrêté il y a trois mois au moins avec ses fils. Quelques heures après le drame, sa famille a publié un communiqué dans lequel elle proteste contre les médias qui mentionnent son nom dans le cadre de cette tragédie et argue que Ali el-Faraj n’est pas responsable de ce drame puisqu’il est incarcéré depuis trois mois. La famille rejette la responsabilité sur le seul Rachid qui, selon elle, "est parfaitement au courant de ce qui se trouve dans son dépôt et qu’il en tire assurément profit". Un peu plus tard, c’est la famille Rachid qui publiait un communiqué dans lequel elle affirme qu’aucun de ses membres n’est propriétaire de ce dépôt ni n’est au courant de son contenu, rejetant la seule responsabilité sur Faraj. L’enquête devra déterminer où se trouve la vérité.
Le déroulement des faits
Pour en revenir au déroulement des faits, suite aux informations fournies par les contestataires à l’armée, la troupe s’est rendue au dépôt dans la nuit de samedi à dimanche pour y effectuer une perquisition. Selon nos correspondants dans le Nord, il y avait des dizaines de milliers de litres d'essence. Les sources ne s'accordent pas toutes sur un même chiffre. Mais elles s'accordent à dire que l'armée a réquisitionné une partie de l'essence, et en a laissé une autre partie sur place, afin qu'elle soit utilisée par la population. C'est ainsi que dans la nuit, des habitants de la région se sont rendus sur ce terrain avec des galons pour les remplir. Selon Michel Hallak, la situation a rapidement viré au chaos.
Peu avant 1h30, donc, un incendie s’est déclaré, dont l'origine n'est pas claire, qui a mené à l’explosion. Deux théories, rapportées par plusieurs sources sur le terrain ainsi que des proches des victimes interrogés par L'Orient-Le Jour et L'Orient Today, circulent actuellement quant à la cause de l'incendie : soit le feu a été déclenché quand un habitant qui aurait embrasé l’essence avec son briquet, accidentellement ou délibérément dans un accès de rage; soit l’incendie a été causé par des coups de feu (dont le ou les auteurs ne sont pas connus). Quoi qu’il en soit, durant la matinée, l’armée a perquisitionné le domicile du propriétaire de l’usine (dans lequel se trouvait le dépôt) et du terrain et a déclaré avoir arrêté un de ses fils, qui se trouvait apparemment seul chez lui. Parallèlement, le domicile de Georges Rachid à Tleil a été pris d’assaut par les habitants en colère, qui ont brûlé plusieurs de ses véhicules, jeté des pierres sur le bâtiment, avant de l'incendier. En soirée, l'armée a annoncé avoir arrêté Georges Ibrahim Rachid à Tripoli et l'avoir soumis à un interrogatoire. Les habitants ont de leur côté de nouveau incendié en début de soirée les pneus de camions qui se trouvaient sur le site de l'explosion. D'autres ont encerclé le domicile du député Walid Baarini à Tripoli.
Les blessés
Selon des informations de l'Agence nationale d'Information (Ani, officielle), la plupart des blessés sont dans un état "extrêmement grave". Dans des vidéos circulant sur les réseaux sociaux, l'on voit des blessés, grave, posés à même le sol dans les services hospitaliers clairement débordés.
Au moins sept corps et des dizaines de personnes brûlées ont été transférés dans un hôpital du Akkar, a indiqué un employé, Yassine Metlej. "Les corps sont si carbonisés qu'on ne peut pas les identifier", a-t-il dit à l'AFP. "Certains n'ont plus de visage, d'autres plus de bras". L'hôpital a dû refuser la plupart des blessés car il n'est pas équipé pour soigner les grands brûlés, a-t-il ajouté. Certains ont été emmenés à 25 km de là à l'hôpital Al-Salam à Tripoli, le seul équipé dans la région pour prendre en charge les brûlés. Dans un tweet, le ministre sortant de la Santé, Hamad Hassan, a exhorté les établissements hospitaliers du Akkar, du Nord et jusqu'à Beyrouth à accepter les blessés "aux frais du ministère" et a déclaré l'état d'urgence sanitaire. Neuf blessés graves ont également été évacués à l'hôpital Geitaoui, à Beyrouth. Pour certains d'entre eux, plus de 80% du corps est brûlé.
Le secrétaire général du Haut comité de secours (HCS), Mohammad Kheir, a de son côté appelé les associations et organisations internationales au Liban à fournir aux hôpitaux du Akkar et de Tripoli "les médicaments, sérums et équipements médicaux requis pour soigner les brûlés aux deuxième et troisième degrés", en coopération avec le HCS. Le général Kheir a ajouté plus tard dans la matinée, lors d'une visite à l'hôpital al-Salam de Tripoli, que des contacts étaient en cours avec la Turquie et l'Égypte afin que les "blessés en état grave" y soient transférés pour y être soignés. Il a aussi réclamé aux autorités de "fournir de l'électricité aux hôpitaux et centres de la Croix-Rouge libanaise de la région".
Concernant le traitement de cas urgents à l'étranger, le ministre Hassan a par ailleurs annoncé que le Koweït allait envoyer un avion pour évacuer entre 4 et 6 personnes nécessitant des soins urgents. Le Premier ministre sortant, Hassane Diab, a de son côté indiqué que l'Irak était "prêt à aider" le Liban à faire face aux répercussions de la déflagration, comme l'en a assuré le Premier ministre irakien Moustapha el-Kazimi. L'ambassadeur égyptien à Beyrouth, Yasser Allaoui, a de son côté exprimé à M. Diab la volonté du Caire de soutenir le Liban. Le courant du Futur a, quant à lui, annoncé avoir contacté plusieurs pays pour demander des aides "urgentes" pour les blessés et les familles des victimes et avoir reçu des assurances des Emirats arabes unis, qui sont prêts à couvrir les soins de santé et verser des compensations aux proches, sans compter la Jordanie, qui a promis des médicaments, ainsi que les autorités turques, qui ont proposé d'envoyer une équipe médicale.
"Le massacre du Akkar n'est pas différent du massacre du port"
L'ancien Premier ministre Saad Hariri a comparé l'explosion à celle qui a ravagé le port de Beyrouth il y a un an, tuant plus de 200 personnes et détruisant des pans entiers de la capitale. "Le massacre du Akkar n'est pas différent du massacre du port", a-t-il écrit sur Twitter. "Si ce pays respectait son peuple, ses responsables démissionneraient, du président jusqu'à la toute dernière personne responsable de cette négligence", a-t-il ajouté. (voir les autres réactions politiques ici)
Le Liban traverse depuis fin 2019 l'une des pires crises économiques au monde depuis 1850, selon la Banque mondiale, et connaît d'importantes pénuries de carburants qui affectent l'approvisionnement en biens de première nécessité.
Samedi, le gouverneur de la Banque centrale Riad Salamé avait refusé de revenir sur une récente décision de lever les subventions sur les carburants, qui fait craindre une flambée des prix. "Je ne reviendrai pas sur (la décision de) lever des subventions sur les carburants à moins que l'usage des réserves obligatoires (de devises) ne soit légalisé", a-t-il déclaré au micro d'une radio locale. "Nous disposons encore de 14 milliards de dollars de réserves (obligatoires), en plus de 20 milliards de dollars d'actifs externes", a-t-il précisé. Les réserves en devises de la BDL dépassaient 30 milliards de dollars avant la crise.
Plusieurs établissements ont dû fermer leurs portes, faute de diesel pour alimenter les générateurs privés, tandis que les pannes de courant culminent à plus de 22 heures par jour. L'hôpital de l'Université américaine de Beyrouth (AUBMC), un des principaux hôpitaux privés du pays, a mis en garde samedi contre un "désastre imminent", se disant contraint de cesser ses activités dans les 48 heures s'il n'obtient pas de carburant.
Des queues interminables se sont formées samedi devant des stations d'essence tandis que des camions de distribution de carburant étaient pris d'assaut par des citoyens en colère, selon des médias locaux. Certaines stations-service ont fermé pour conserver du stock de carburant en attendant une nouvelle hausse des prix.
Dans ce contexte, l'armée a été mobilisée samedi pour perquisitionner les stations-service, et confisquer leurs éventuels sotcks afin de les distribuer. L'armée a dit avoir saisi plus de 78.000 litres d'essence stockés dans deux stations-service ainsi que 57.000 litres de diesel dans une troisième dans l'est du pays. Elle a partagé des images sur les réseaux sociaux montrant des soldats remplissant eux-mêmes les réservoirs des véhicules. Les forces de sécurité intérieures (FSI) ont aussi affirmé avoir saisi des milliers de litres d'essence et de diesel stockés dans une station-service.
commentaires (9)
L'armée a fait preuve d'une grave négligence en laissant la citerne dans surveillance après s'être servie.
Yves Prevost
06 h 55, le 16 août 2021