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Société - L’infamie du 4 août, un an après

Prison, dépotoir, abattoir, zone résidentielle ou de guerre : l’histoire compliquée de la Quarantaine

À la pointe nord de Beyrouth-Est, un reste de population hétéroclite continue à vivre tant bien que mal malgré, quasiment, un demi-siècle de malheurs de toutes sortes qui ont culminé le 4 août 2020.

Prison, dépotoir, abattoir, zone résidentielle ou de guerre : l’histoire compliquée de la Quarantaine

Un ancien bâtiment en ruines aux abords de la Quarantaine après l’explosion du port du 4 août. Photo João Sousa/« L’Orient Today »

À la limite du quartier de la Quarantaine, un amas de béton et de débris témoigne des bâtiments fauchés par l’onde de choc qui a dévasté le port voisin de Beyrouth le 4 août 2020, catastrophe la plus récente dans l’histoire de cette partie de la ville, tour à tour ou simultanément prison, dépotoir, abattoir, zone résidentielle ou de combats, dont le nom reste lié aux drames sanglants des différentes péripéties de la guerre du Liban.

Sur les cartes des agences immobilières, rien n’indique “Quarantaine”, en fait un surnom populaire du quartier Medawar de Beyrouth dont l’origine remonte à un centre d’isolement réservé aux voyageurs et construit dans les années 1830 à l’époque de l’Empire ottoman.

Tous les navires à destination de ce qui était alors la région de Syrie recevaient l’ordre d’accoster à Beyrouth pour une inspection de quarantaine et les passagers y étaient débarqués pour une période de confinement. À partir de 1915, des Arméniens expulsés de leurs foyers et fuyant le génocide turc sont arrivés en masse au Liban en provenance d’autres parties de l’Empire, et beaucoup d’entre eux se sont installés dans des cabanes en tôle, ce qui en a fait l’un des premiers camps de réfugiés au monde. Ils ont choisi ce lieu à cause de l’existence de bandes de terres disponibles appartenant au clergé, mais aussi en raison de sa proximité avec la gare de Beyrouth et le port, explique Diala Lteif, doctorante en urbanisme à l’Université de Toronto dont les recherches se sont concentrées sur l’histoire de la Quarantaine.

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D’autres vagues de migration arméniennes se sont produites par la suite, suivies par un afflux de réfugiés palestiniens après la création de l’État d’Israël en 1948, puis de travailleurs migrants syriens et kurdes et de familles chiites libanaises qui quittaient des régions du Liban-Sud déstabilisées par les affrontements entre Israéliens et Palestiniens. Parmi ces familles figure celle du chef du Hezbollah,Hassan Nasrallah, qui a grandi au camp dit de Quarantina ou Charchabouk, dans une petite habitation en tôle comme celles des réfugiés arméniens.

Mme Lteif estime que « c’est un lieu intéressant où coexistaient toutes ces personnes qui brouillent les frontières entre les catégories (…). Depuis sa création, la Quarantaine connaît également une longue histoire de marginalisation, c’est là où l’on dispose de tout ce dont on ne veut pas, que ce soit la déchetterie, l’abattoir ou les voyageurs. C’est là où l’on dépose les problèmes que l’on ne veut pas résoudre. »

L’avant-guerre

Né à la Quarantaine en 1960, la même année que Hassan Nasrallah, Salem Khalaf y a grandi mais pas dans une maison en tôle. « Avant la guerre, mon père était un riche commerçant qui possédait plusieurs petits immeubles, mais maintenant je suis pauvre. Depuis la guerre, il n’y a plus d’avenir », confie-t-il à L’Orient Today.

Durant l’enfance de M. Khalaf, le quartier était encore vivable. Le port de Beyrouth n’avait pas encore été agrandi, ce qui allait saccager la côte de la Quarantaine où lui et les autres enfants pouvaient nager. Bien que les membres de sa famille soient sunnites, descendants de Bédouins qui s’étaient installés à la Quarantaine au début du siècle pour travailler dans l’abattoir construit à la fin de l’ère ottomane, Salem Khalaf a fréquenté une école protestante. « Je crois que je connais la Bible mieux que vous », plaisante-t-il avec un Américain évangélique et l’un des nombreux bienfaiteurs qui ont visité la région après l’explosion du port.

Pour Jabbour Mendelek, un chrétien né dans le quartier en 1950 dont le père était chef cuisinier dans un hôtel, « la Quarantaine était un village où nous vivions tous ensemble. Beyrouth était surnommé le Paris du Moyen-Orient et les enfants de la Quarantaine pouvaient prendre le tramway jusqu’à Hamra pour aller au cinéma. La religion ne posait aucun problème ».

« Tout le monde partageait un lien de parenté et nos grands-parents se connaissaient », renchérit Khaled Saïd, dont le père était commerçant de bétail. Même entre les Libanais, les migrants et les réfugiés, « il y avait coexistence et proximité (…), chaque nationalité comprenait les autres et les acceptait. Il y avait aussi une proximité entre les chrétiens et les musulmans. Dans un groupe de jeunes gens assis ensemble, vous ne pouviez pas savoir qui était musulman et qui était chrétien ».

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Ahmad Moussa, lui, est né à la Quarantaine en 1965, de père palestinien et de mère libanaise. Enfant, dit-il, il ne voyait aucune différence entre lui et les enfants libanais. Son père, commerçant en viande, « allait là où il le voulait sans que quiconque ne lui demande de montrer sa carte d’identité ». La vie était normale et vraiment belle, puis soudain le monde a changé en 1975/1976. Ahmad Moussa qualifie les événements de janvier 1976 de « nakba », catastrophe en arabe, le même terme qu’il utilise pour les événements qui ont poussé son père à fuir la Palestine en 1948.

Selon une ONG, le Centre international pour la justice transitionnelle, le 18 janvier 1976, au cours de la première phase de la guerre du Liban et au milieu des tensions croissantes entre les chrétiens et les enclaves palestiniennes et musulmanes de Beyrouth-Est à majorité chrétienne, les milices chrétiennes « ont attaqué la région de l’abattoir de la Quarantaine, la bombardant aux obus de mortier avant d’y pénétrer et d’entrer dans chaque maison en tirant sur toute personne qui tentait de s’en échapper ». Selon les sources, entre 600 et 1 500 personnes ont été tuées. Le massacre de la Quarantaine, et celui commis en représailles dans la ville chrétienne de Damour, « sont des tueries systématiques et généralisées qui correspondraient à la définition de crimes contre l’humanité », estime cette organisation.

Un homme inspectant les dégâts causés par l’explosion du port, le 4 août 2020, à la Quarantaine Photo João Sousa/L’Orient Today

Pelotons d’exécution

Salem Khalaf, alors écolier âgé de 15 ans, raconte à L’Orient Today qu’il avait été capturé par les miliciens déferlant sur la Quarantaine qui exécutaient à bout portant des prisonniers alignés contre un mur, mais il a eu la vie sauve grâce à un ami d’école, membre de la milice, qui avait réussi à le tenir à l’écart du peloton d’exécution. Il a été transporté ensuite en bus vers un centre de détention à Achrafieh, où il a passé la nuit avant d’être libéré lors d’un échange de prisonniers.

À 16 ans, encore écolier, il devient un combattant lorsqu’il rejoint le Parti communiste libanais allié aux Palestiniens. « Nous étions tous frères, mais quand la guerre a commencé, chacun a choisi son camp (…). J’y suis allé parce que les milices chrétiennes ont pris ma maison, ma région. J’ai commencé à me battre. J’ai commis des erreurs, mais si vous me ramenez à cette époque, je pourrais les répéter. »

Quasiment à l’opposé de celle de Salem Khalaf, l’histoire de la Quarantaine de Fadi Azar s’est, elle aussi, terminée par un déplacement. Fils de militaire, M. Azar a grandi dans la Békaa : « Des Palestiniens, arrivés au Liban et dans notre région, sont entrés chez nous pour chercher des armes et en ont profité pour frapper ma mère. C’est alors que nous avons quitté la Békaa pour nous installer à Achrafieh », déclare-t-il à L’Orient Today. À la Quarantaine en 1978 avec les Forces libanaises (FL), qui y avaient installé leur quartier général, il affirme qu’il protégeait la souveraineté libanaise contre l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et ses alliés libanais au sein du camp appelé à l’époque palestino-progressiste.

Après la guerre, les FL se sont retirées de la Quarantaine et ont remis leurs bases à l’armée libanaise, mais Fadi Azar s’y est installé après avoir épousé une fille du quartier avec qui il a eu des enfants. Il y est resté jusqu’au 4 août 2020, lorsque l’entrepôt bourré de nitrate d’ammonium a explosé dans le port de Beyrouth, détruisant sa maison, le blessant ainsi que son fils. « En partant, j’étais bouleversé, mais je n’avais pas le choix parce que ma maison avait disparu. » En plus, ses enfants ne voulaient plus vivre à Beyrouth, confie-t-il à L’Orient Today. Il souligne avec nostalgie: « Vivre là-bas était vraiment agréable. Mes enfants y sont nés et y ont grandi, mais aujourd’hui ma fille me dit “Papa, s’il te plaît, ne passe pas par la Quarantaine, prends un autre chemin”. »

Fadi Azar reconnaît que les habitants musulmans de la Quarantaine ont été déplacés de force pendant la guerre, mais il est convaincu que cela faisait partie du conflit. « Alors que les chrétiens ont été déplacés de certaines régions, les musulmans l’ont été dans d’autres. Après la guerre, ils sont revenus et ont reconstruit leurs maisons, nous vivions là-bas en frères et voisins et il n’y avait aucun problème. »

Un barrage des forces de sécurité sur le pont de la Quarantaine en 1978. Archives L’Orient-Le Jour

Place à l’amitié

Aujourd’hui, Fadi Azar et Salem Khalaf, ennemis pendant la guerre, sont devenus amis, tout comme Khalaf et Mendelek, qui était avec les Kataëb (Phalanges) et est resté à la Quarantaine pendant toute la guerre. « Il est phalangiste et je suis communiste, mais on ne veut pas s’entretuer », dit M. Khalaf en riant. Pourtant, ajoute-t-il : « Après la guerre, nous faisons confiance aux chrétiens, mais pas comme avant, et les chrétiens nous font confiance, mais pas comme avant. »

En fait, la plupart des personnes déplacées de la Quarantaine en 1976 n’ont pas pu rentrer après la guerre, note Diala Lteif. Les Palestiniens et autres personnes non libanaises n’étaient pas inclus dans l’accord de Taëf de 1989 sur la fin de la guerre, qui prévoit le droit des personnes déplacées à retourner chez elles. De même, de nombreux Libanais déplacés ont été empêchés de reconstruire leurs habitations à cause de problèmes bureaucratiques et du coût des permis. La loi 322, entrée en vigueur après la guerre, accorde une exception aux propriétaires qui souhaitent reconstruire dans les villages et les villes mais pas à Beyrouth, de même la loi les exempte de certains règlements mais pas en ville.

Parce que de nombreux lots à la Quarantaine, comme celui de M. Khalaf, étaient plus petits que la superficie minimale des lots constructibles en vertu des règlements de zonage à Beyrouth, leurs propriétaires ne pouvaient pas reconstruire. À ce sujet, Mona Fawaz, professeure d’études urbaines et d’urbanisme à l’Université américaine de Beyrouth, déclare à L’Orient Today que pour pouvoir construire sur des terrains inférieurs à la limite légale, soit les propriétaires doivent regrouper leurs propriétés, soit alors les règlements de zonage de la ville, qui sont restés en grande partie inchangés depuis les années 1950, doivent être modifiés.

Pendant ce temps, certains propriétaires ont eu la surprise de découvrir que l’armée libanaise avait mis en place des opérations sur leurs terrains qui étaient occupés auparavant par les milices chrétiennes. « Une fois l’ordre rétabli, l’armée a pris le contrôle des bases des milices, qui se trouvaient sur des propriétés privées, l’armée s’en est tout simplement emparée et y est restée », indique Mme Lteif.

Khaled Saïd était l’un des rares chanceux à avoir pu rentrer chez lui, sa maison n’avait pas été détruite et les terrains n’avaient pas été saisis par l’armée. « Ils nous ont avancé des fonds pour les rénovations, nous avons réparé nos maisons, y sommes restés et sommes installés ici. Chacun a commencé à chercher du travail », dit-il.

Des voitures traversent le pont de la Quarantaine en 1978. (Archives L’Orient-Le Jour)

Parent pauvre

La famille de M. Khalaf a eu moins de chance. « Quand le gouvernement nous a dit de revenir, nous l’avons fait mais nous avons été bernés, car on nous interdisait de reconstruire nos habitations », déclare-t-il. Sa maison d’enfance et les autres propriétés de son père, détruites pendant la guerre, étaient en deçà de la taille minimale à reconstruire. Aujourd’hui, il vit chez sa sœur et son beau-frère.

Quant à Ahmad Moussa, il n’est jamais retourné vivre à la Quarantaine, bien qu’il rende visite à ses proches qui y sont revenus. Un de ses cousins habite désormais la maison où il avait passé ses premières années. Malgré de bons souvenirs de son enfance dans le quartier, il dit : « Le problème, c’est que les choses tristes pèsent toujours plus lourd que les choses gaies. Quand je vais dans la région maintenant, je me souviens toujours des gens avec qui je jouais, ils sont morts là-bas. »

Au fil des années de guerre, le visage du quartier a changé. L’ancien abattoir a été fermé. Le train s’est arrêté et le port a été agrandi, empêchant les enfants de se rendre à pied jusqu’à la mer. La zone qui avait auparavant accueilli des réfugiés arméniens et palestiniens allait maintenant devenir le foyer d’une nouvelle vague de réfugiés syriens.

Un nouvel abattoir, a priori temporaire, a ouvert ses portes après la guerre, mais il a de nouveau été fermé en 2014 après des plaintes concernant les conditions sanitaires et la cruauté envers les animaux. Malgré les protestations des habitants et des personnes déplacées et, dans certains cas, leurs enfants et petits-enfants appelant à sa réouverture, l’installation est restée fermée.

La fermeture de l’abattoir et l’utilisation de sites à la Quarantaine en guise de dépotoirs pour la ville de Beyrouth en proie à une crise de déchets ont renforcé l’impression de nombreux habitants que la Quarantaine était le parent pauvre de la capitale. Les boîtes de nuit qui ont surgi dans ses zones industrielles n’étaient pas réservées aux habitants du quartier.

« On sait très bien que la classe sociale qui vit dans la région est pauvre, tous sont de petits employés, des pêcheurs ou des dépanneurs », déclare M. Azar. « Après la guerre et la reconstruction de Beyrouth, la région a été injustement traitée. Personne n’y a prêté attention. »

Quand on lui demande si la municipalité prévoit de rouvrir l’abattoir et si elle aurait d’autres plans de développement économique pour la région, Georges Nour, conseiller du mohafez (gouverneur) de Beyrouth, Marwan Abboud, indique dans un communiqué : « Avec la situation actuelle de la municipalité, la priorité de l’action du mohafez est orientée vers les besoins vitaux des habitants de la ville », ajoutant que le gouverneur prévoit de mettre au point un plan directeur pour l’entrée est de Beyrouth, dont la Quarantaine est le noyau.

« Plusieurs idées sont à l’étude entre toutes les principales parties prenantes (…) et donc toute action et toute décision individuelle, outre le fait qu’elle ne peut être prise pour le moment, est simplement une perte d’argent et compromet tous les efforts visant à réfléchir globalement sur des solutions durables », ajoute-t-il.

Paradoxalement, l’explosion du port de Beyrouth, qui a dévasté la Quarantaine, a également attiré l’attention des organisations locales et internationales sur ce quartier. Grâce à leur intervention, dit Khaled Saïd à L’Orient Today, « il y a des gens qui dorment par terre parce qu’ils n’ont pas de meubles mais, Dieu merci, il y a un toit, des murs et des fenêtres ».

Professeure d’architecture et de design à l’Université américaine de Beyrouth, Houwayda al-Harithy, qui pilote un projet de « récupération au niveau du quartier » du Beirut Urban Lab, affirme que l’équipe a été agréablement surprise par le nombre d’habitants de la Quarantaine qui ont choisi de rester sur place ou de revenir après l’explosion. « Les gens ont dit qu’ils ne voulaient pas partir parce qu’ils avaient fait l’expérience du déplacement pendant la guerre civile (…), alors cette expérience fait partie de la mémoire collective (…). En dépit de cette catastrophe, ils ont décidé de rester et de s’accrocher à leur communauté », dit-elle.

(Cet article a été originellement publié en anglais sur le site de L’Orient Today le 2 août 2021)

À la limite du quartier de la Quarantaine, un amas de béton et de débris témoigne des bâtiments fauchés par l’onde de choc qui a dévasté le port voisin de Beyrouth le 4 août 2020, catastrophe la plus récente dans l’histoire de cette partie de la ville, tour à tour ou simultanément prison, dépotoir, abattoir, zone résidentielle ou de combats, dont le nom reste lié aux drames...

commentaires (2)

Très intéressant!

Politiquement incorrect(e)

12 h 18, le 09 août 2021

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Commentaires (2)

  • Très intéressant!

    Politiquement incorrect(e)

    12 h 18, le 09 août 2021

  • Excellent. Je ne connaissais pas l’histoire de ce quartier et une série d’articles sur les autres quartiers de Beyrouth serait aussi bienvenue.

    Marionet

    09 h 24, le 09 août 2021

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