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Société - Reportage

À la Quarantaine, les façades ont été refaites, mais le cœur n’y est plus

Six mois après le drame du port, les habitants de ce quartier dévasté par l’explosion réalisent qu’il faudra un travail de titan pour tout reconstruire, malgré les aides des ONG.

À la Quarantaine, les façades ont été refaites, mais le cœur n’y est plus

L’association Offre-Joie a terminé la première phase de restauration dans le quartier de la Quarantaine. Photo Patricia Khoder

« Dans notre vie, il y aura à jamais l’avant et l’après-4 août », soupire Jeannette, une sexagénaire élégante, assise dans son salon situé au cinquième étage d’un immeuble du quartier de la Quarantaine, à 300 mètres à vol d’oiseau du port de Beyrouth.

Jeannette, son mari et son petit-fils ont tous été blessés par la double explosion au port de Beyrouth. « J’étais assise avec la voisine de palier, chacune devant sa porte, à prendre le café, comme nous avions l’habitude de le faire tous les soirs d’été. Puis nous avons entendu un avion voler très bas et... tout a basculé. Je ne sais plus ce qui est tombé sur ma tête et tout mon corps. Je ne sais pas comment mon petit-fils a couru pour me rejoindre. J’ai eu besoin de plusieurs mois de soins pour ma jambe dont la blessure s’est infectée », raconte-t-elle.

« Mais ce qui m’attriste le plus aujourd’hui, beaucoup plus que la destruction et mes blessures, c’est que nous sommes aujourd’hui devenus des assistés. Durant toute la guerre, je n’ai jamais pris un bout de pain de quelqu’un. Nous avons toujours vécu dignement grâce au travail de mon mari et puis grâce à celui de ma fille. Aujourd’hui, nous devons compter sur les aides des ONG pour la nourriture, les médicaments, la reconstruction, pour tout. Je ne trouve pas les mots pour qualifier ce que je ressens. Je suis originaire de Beyrouth, j’ai grandi à Gemmayzé. Je n’ai jamais pensé qu’un jour le peuple libanais en arriverait là », s’indigne-t-elle. Le quartier de la Quarantaine, limitrophe du port, a été l’un des plus dévastés par l’explosion le 4 août de plus de 2 700 tonnes de nitrate d’ammonium stockées depuis des années au port. Ici, les façades et les toits des bâtiments ont étés arrachés, des pans entiers de maisons se sont écroulés, les vitres et les boiseries ont volé en éclats. Plusieurs jours durant après la catastrophe, les meubles et les affaires des habitants sont restés éparpillés dans la rue, le temps que tout soit nettoyé.

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Plusieurs ONG, dont Offre-Joie, ont pris en charge la reconstruction de la Quarantaine, un travail titanesque. Six mois plus tard, de nombreux immeubles ont été merveilleusement ravalés. Les structures ont été renforcées, les façades repeintes, les vitres remplacées. Mais le problème qui se pose aux habitants est la réparation, la reconstitution de leurs intérieurs. Repeindre les murs, refaire les boiseries, remplacer les meubles et l’électroménager… Une mission bien difficile dans ce quartier populaire, surtout avec la crise économique sans précédent, marquée par une dépréciation violente de la livre libanaise et des restrictions bancaires drastiques, que connaît le Liban depuis plus d’un an.


Des structures ont été ajoutées pour soutenir les vieilles arcades. Photo Patricia Khoder


« Il est de mon droit d’être indemnisée »

Même si Offre-Joie prévoit une seconde phase dans l’opération de reconstruction, qui sera axée sur la restauration des intérieurs, de nombreuses familles n’ont pas pu attendre. Certaines ont reçu l’aide d’autres associations ou de particuliers pour acheter l’urgent et l’essentiel. D’autres se sont endettées.

Sonia, la cinquantaine, et sa famille, notamment sa fille mariée et sa sœur, occupent trois appartements d’un immeuble du quartier. Sonia a été blessée, comme tous les membres de sa famille. Dans ce quartier de la Quarantaine, la quasi-totalité des habitants, sauf ceux qui n’étaient pas chez eux au moment de l’explosion, ont été touchés dans leur chair.

« Il nous a fallu des heures pour arriver à l’hôpital. Il n’y avait plus de voitures. Ni de route d’ailleurs », dit-elle en montrant sa blessure à la tête. Puis, durant de longues minutes, elle évoque le moment de l’explosion, la terre qui tremble, et ce souffle chaud qui envoie tout voler. « C’est comme si le ciel s’était abattu sur notre tête », dit-elle. « Jusqu’à aujourd’hui, je ne sais pas comment nous avons pu sortir vivants de la maison », poursuit-elle. Sonia assure être la première personne du quartier à avoir réintégré son appartement. « Au bout de 24 heures, je suis rentrée chez moi. J’ai dormi dans les décombres. Où vouliez-vous que j’aille? » lance-t-elle. Sonia s’est endettée pour remplacer ses meubles et effectuer des travaux à l’intérieur de l’appartement. « Pour l’électroménager, des associations nous ont aidés, mais personne ne m’a donné ce que je voulais. Au début, j’avais honte de demander quoi que ce soit. Maintenant, je me dis qu’il est de mon droit de reconstruire ma maison. Il est de mon droit d’être indemnisée. C’est l’État libanais qui est responsable, et je veux faire valoir mes droits », s’insurge-t-elle.

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Sonia, comme tous les habitants de la Quarantaine, a presque tout perdu avec l’explosion : sa maison, sa voiture, ses meubles et même le contenu de son armoire. « Même pendant la guerre, nous n’avons pas perdu autant. Avec l’explosion du port, j’ai appris qu’il faut se battre pour tout, un pan de mur à reconstruire ou un frigo et une cuisinière à remplacer », dit-elle. Bernard, septuagénaire, grièvement blessé à la jambe par l’explosion, se promène dans la rue peu avant le coucher du soleil. Quand on lui demande combien de points de suture marquent son corps, il se contente de répondre : « Je fais partie des personnes dont les blessures ont été recousues sans anesthésie. »

Dans son appartement, il n’y a plus d’étagères, d’armoires, de meubles. « Il n’y a plus rien, dit-il. Seules les façades du quartier ont été ravalées. » L’armée, ajoute-t-il, n’aide pas les personnes qui ont reçu une aide de la part d’associations. « Le problème, c’est que seul le travail de structure a été réalisé, et nous manquons de tout le reste », poursuit-il, avant d’ajouter : « Mais ça ne sert à rien de se plaindre. Les choses ne changeront pas et peut-être que nous périrons dans une autre explosion. »


Des façades et des structures refaites. Photo Patricia Khoder


53 immeubles ravalés

Marc Torbey, président d’Offre-Joie, explique pour sa part que l’association a pris en charge 53 immeubles dans les quartiers de la Quarantaine et de Mar Mikhaël. « Les travaux de ravalement et de structure ont été achevés. Nous passons à la seconde phase qui est l’intérieur des appartements, c’est-à-dire le badigeonnage, la peinture, les boiseries, les cuisines et les salles de bains », explique-t-il, avant de souligner qu’Offre-Joie a été la première association à mener à son terme la restauration d’un bâtiment traditionnel de la ville, en l’occurence Notre-Dame de la Délivrance, située face à la mer dans le quartier de la Quarantaine.

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Six mois après le drame, le président d’Offre-Joie tient aussi à souligner la générosité et la solidarité de tous face à l’ampleur de la tâche. « Les employés de Google et l’entreprise elle-même ont effectué une collecte de fonds et nous ont remis 540 000 dollars, le designer Zuhair Mrad a organisé une vente aux enchères et a collecté plus de 300 000 dollars qu’il a mis à notre disposition. Nous recevons des conteneurs d’aides des quatre coins du monde et nous continuerons à reconstruire Beyrouth et à soutenir la population », ajoute-t-il. Victimes d’une explosion comparée à une catastrophe nucléaire, les habitants de la Quarantaine et de Beyrouth réalisent toutefois, six mois après la catastrophe, qu’il faudra un travail de titan pour tout reconstruire. « Deux fois ma maison a été atteinte durant la guerre, deux fois je l’ai reconstruite moi-même. Aujourd’hui, c’est différent. L’ampleur des dégâts était tellement importante, et la crise économique si grave, que ce sont les ONG qui sont intervenues », note Jeanette. Elle soupire et poursuit : « Un très bon travail a été fait et nous remercions tous ceux qui nous ont aidés. Mais avec tout ce qui s’est passé, je ne me sens plus chez moi. Je voudrais juste retrouver ma vie d’avant. »

« Dans notre vie, il y aura à jamais l’avant et l’après-4 août », soupire Jeannette, une sexagénaire élégante, assise dans son salon situé au cinquième étage d’un immeuble du quartier de la Quarantaine, à 300 mètres à vol d’oiseau du port de Beyrouth. Jeannette, son mari et son petit-fils ont tous été blessés par la double explosion au port de Beyrouth....

commentaires (2)

J'ai eu des larmes aux yeux vous pensez que le gouvernement va vous aider? Quelle illusion?????

Eleni Caridopoulou

16 h 29, le 04 février 2021

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Commentaires (2)

  • J'ai eu des larmes aux yeux vous pensez que le gouvernement va vous aider? Quelle illusion?????

    Eleni Caridopoulou

    16 h 29, le 04 février 2021

  • Bravo! J'ai envie de dire, parodiant Péguy: "Peuple libanais, on te dit léger. Eh bien moi, dit Dieu, je ne t'ai point trouvé léger en charité">

    Yves Prevost

    07 h 41, le 04 février 2021

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