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Lifestyle - La carte du tendre

Dernière « sobhiyé » avant le départ

Dernière « sobhiyé » avant le départ

Des pêcheurs au port de Beyrouth dans les années 1990. Photo coll. Georges Boustany

Il y a quelques jours, les survivants du crime du 4 août 2020 ont fait un tour complet autour du Soleil dans l’attente d’une explication. Cela représente 360 jours de plus que le délai promis par nos irresponsables pour démasquer les coupables. Mais nous n’en sommes pas à une fausse promesse près, n’est-ce pas.

Pour cette première commémoration, j’avais choisi une photo du port prise il y a quelques décennies. On y aperçoit au premier plan trois hommes qui pèchent dans un des bassins, sans doute des employés désœuvrés. Ils observent l’eau trouble dans une espèce d’attente désabusée, totalement hypnotisés par le flotteur de liège, le tout constituant une parfaite illustration de la patience du pêcheur. Non loin de là, quelques navires sont amarrés à la pousse – ôte-toi de là que je m’y mette. Mais c’est en regardant au fond que l’on est saisi par la vue de ce qui est désormais la pierre tombale de Beyrouth : les silos imposants se dressent là, immaculés comme ils l’ont toujours été envers et contre tout. Ils dominent une structure désormais sinistrement familière : l’entrepôt 12, celui qui devait accueillir plus tard la fameuse cargaison de nitrate d’ammonium. Voici une image qui aurait pu prêter à sourire et qui est désormais un pathétique document d’archives représentant la bombe à retardement qui devait pulvériser femmes, hommes, enfants, patrimoine, mémoire et mode de vie en une fraction de seconde qui ne s’est jamais terminée.

J’ai attendu des mois pour publier cette photo : elle me semblait tout à fait appropriée pour ce triste anniversaire, mêlant l’innocence d’un peuple de futures victimes à ce point de repère impressionnant que sont nos silos, que l’on voyait de partout comme on aperçoit la tour Eiffel ou la tour Montparnasse de partout à Paris.

Et puis, le jour même où je devais démarrer la rédaction de cet article, un « tweet » s’est affiché sur mon écran. Je traduis de l’anglais : « Aujourd’hui est mon dernier jour au Liban, et je suis encore dans le déni sur le fait que je ne me lèverai pas dans ma chambre demain. Que je ne boirai pas mon café avec ma famille (animaux de compagnie compris). Que tout est en train de changer. J’espère que tout ceci en vaut la peine. »

Un homme en pyjama sur son balcon au petit matin dans les années 1950. Photo coll. Georges Boustany

Partir ou crever

L’auteur de ces lignes s’appelle Hussein H. Khachfe, il est médecin et nous ne nous connaissons pas. Sur sa photo, je vois un tout jeune homme souriant, manifestement heureux, prêt à mordre la vie à pleines dents : un terrible contraste avec ses mots désespérés. Voilà le crime contre l’humanité qui est en train d’être commis tous les jours au Liban : partir ou crever, c’est l’alternative que nous laissent nos bourreaux. Un an plus tard, il se confirme que la double explosion du port n’était en fait qu’une péripétie dans un processus de torture chinoise au raffinement diabolique, et tout ceci se résume en un seul mot : génocide. L’histoire ne pardonne jamais les crimes contre l’humanité, et celui-ci en est un de première grandeur.

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À la lecture des mots du médecin qui s’en va, une autre image s’est imposée à mon esprit, celle de cet homme au balcon qui boit son café dès potron-minet une sèche à la bouche. L’image a l’air spontanée, mais ce n’est qu’une impression : la pose est voulue, l’homme s’apprêtant à prendre une gorgée alors que la cigarette encore éteinte est entre ses lèvres. Il est encore en pyjama, une rareté : qui voudrait se faire prendre en photo au saut du lit ? Le photographe est sans doute son compagnon que l’on aperçoit sur les autres clichés de la série, une tranche de vie intimiste qui permet de se faire une idée du mode de vie qui manquera tant au médecin qui s’en va. Si la photo a été prise dans les années 1950 à Beyrouth, au Caire ou à Alexandrie, c’est tout le charme de nos matins orientaux qu’elle exprime : ce moment béni de Dieu où le soleil inonde déjà l’Est alors que la journée n’a pas encore démarré, ce bain de lumière matinal qui contraste tant avec les matins blafards, voire obscurs, d’Occident, cet instant de silence avant les tracas quotidiens et que l’on passe sa vie à regretter en courant au travail dans les pays où l’avenir est une science exacte.

Autour de l’homme sur son balcon, se déploie le raffinement d’un certain mode de vie : le fer forgé témoigne d’une parfaite maîtrise artisanale, les persiennes de bois sont omniprésentes et, au loin, une architecture typiquement levantine et des bâtiments à taille humaine sont un magnifique écrin pour ce moment de sérénité. C’est tout cela qui a sauté le 4 août, et si les pierres peuvent être reconstruites, l’insouciance, déjà mise à mal par une guerre interminable, a définitivement disparu.

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Nous sommes tous Isaac, Alexandra, Chadi, Christelle, Rawan, Jean-Marc, Zeina, Charbel, Najib, Sahar, Ali, Ralph, Joe, Jessy, Mahmoud, Kazem, Ibrahim, Hamad, Mary, Lyad, Abdo et les plus de 180 autres innocents fauchés par les génocidaires. Comme eux, nous sommes tous morts ce jour-là ; depuis, ce sont nos ombres qu’une oligarchie aux desseins inavouables s’emploie à exterminer, et si nos compatriotes d’outre-mer qui reviennent passer l’été peuvent encore nous croiser dans la rue, à la plage, à la montagne, bref dans les lieux où se réfugient les derniers oripeaux de notre mode de vie défunt, la flamme qui nous animait en dépit de tout est définitivement soufflée. Entre crever et partir, nous sommes pour la plupart dans une espèce d’état végétatif où il s’agit juste de boucler la journée : le même état que ces prisonniers qui attendent, au bord d’une fosse commune qu’ils ont été obligés de creuser eux-mêmes, que les bourreaux veuillent bien les abattre pour en finir une fois pour toutes. Je me suis toujours étonné qu’aucun n’essaie de fuir ou même de se rebeller ; maintenant, j’ai compris comment on en vient à accueillir la fin comme une délivrance.

Auteur d’« Avant d’oublier » (les éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier, à travers une photographie de sa collection, à la découverte d’un pays disparu.

L’ouvrage est disponible au Liban à la librairie Stéphan et mondialement sur www.Buylebanese.com

Il y a quelques jours, les survivants du crime du 4 août 2020 ont fait un tour complet autour du Soleil dans l’attente d’une explication. Cela représente 360 jours de plus que le délai promis par nos irresponsables pour démasquer les coupables. Mais nous n’en sommes pas à une fausse promesse près, n’est-ce pas. Pour cette première commémoration, j’avais choisi une photo du port...

commentaires (2)

A moins d'un sursaut national des Libanais (des vrais Libanais), toutes religions confondus, le Liban que nous connaissions et que nous aimons toujours disparaitra a JAMAIS. Un peuple qui ne se souleve pas et qui continue a etre des moutins de panurge n'arrivera pas a se liberer du joux des voleurs et des corrompus qui continuent a nous gouverner. IL FAUT une action energique. Mais qui va le faire???

IMB a SPO

15 h 08, le 13 août 2021

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Commentaires (2)

  • A moins d'un sursaut national des Libanais (des vrais Libanais), toutes religions confondus, le Liban que nous connaissions et que nous aimons toujours disparaitra a JAMAIS. Un peuple qui ne se souleve pas et qui continue a etre des moutins de panurge n'arrivera pas a se liberer du joux des voleurs et des corrompus qui continuent a nous gouverner. IL FAUT une action energique. Mais qui va le faire???

    IMB a SPO

    15 h 08, le 13 août 2021

  • très vrai et très triste. Que faire??

    Marie Claude

    08 h 03, le 08 août 2021

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