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Culture - Installation

Mais que vient faire la « Forêt de Fontainebleau » à Sin el-Fil ?

C’est à l’invitation de Temporary Art Platform (TAP, plateforme de production artistique dans l’espace public) et de The Other Dada (qui œuvre depuis 2019 au reboisement des rives du fleuve de Beyrouth) et en prélude de « Art, Ecology and the Commons » – un programme pluridisciplinaire mêlant art et écologie qui se tiendra fin août à Sin el-Fil – que Nasri Sayegh est intervenu sur deux panneaux publicitaires. L’artiste multidisciplinaire y a accolé deux images d’arbres de sa collection de « Paysages exquis ». Explications...

Mais que vient faire la « Forêt de Fontainebleau » à Sin el-Fil ?

Brouillant les pistes entre art et design, l’intervention « Paysages exquis » de Nasri Sayegh sur un panneau publicitaire à Sin-el-Fil. Photo DR

Nasri Sayegh, expliquez-nous votre démarche artistique à la suite de l’invitation de TAP et The Other Dada pour intervenir sur ces deux panneaux publicitaires sis à Sin el-Fil ?

J’ai d’abord, spontanément, pensé y inscrire des mots. « Faire-passer-un-message-fort » comme on dit/comme on attend communément. Seulement voilà, je ne suis ni un passeur ni un messager. Mes images et mes mots ont toujours été réfractaires aux messages. Je n’en ai ni la vocation ni la prétention. Et, depuis le 4 août – et cette rage qui ne me quitte plus –, il ne me reste plus grands mots pour tenter de dire, de faire-parole, de faire-mot de l’étendue de la catastrophe.

J’ai ensuite pensé à laisser ces panneaux en l’état – c’est-à-dire en faillite, vide de leur propre mission. Ce grand répit, ce grand soulagement de voir enfin des panneaux évidés de toute velléité commerciale, enfin dénudés de tout slogan fourbe, enfin rendus à leur état primitif de simples structures métalliques en futile érection au bord de la route. Circulez, il n’y a plus rien à vendre – enfin ! Le beau silence.

Et puis, de mots-lasse, me sont revenues ces deux images. À gauche, Forêt de Fontainebleau (1846) de Jean-Baptiste-Camille Corot, l’une des figures de proue de la peinture de paysage et l’un des fondateurs de l’École de Barbizon. À droite, une photographie anonyme extraite d’une ancienne diapositive représentant une forêt en Allemagne. Deux cadavres d’images accolés l’un à l’autre de manière totalement fortuite. Elles sont toutes deux issues de ma recherche – collection intitulée « Paysages exquis ». Mais ce n’est pas tant ce que ces deux images tentent chacune à leur manière de représenter que leur appartenance à une géographie-monde qui m’intéresse. Car ma fascination avec la nature, le paysage, transcende et les époques et les géographies.

« Forêt de Fontainebleau » (1846) de Jean-Baptiste-Camille Corot, l’une des figures de proue de la peinture de paysage et l’un des fondateurs de l’École de Barbizon.

Vous avez intitulé cette installation/collection d’images « Paysages exquis ». Pourquoi ?

Le dictionnaire de l’Académie française définit le substantif masculin « paysage », tour à tour, comme suit :

– Étendue d’un territoire que l’œil peut embrasser.

– Étendue de terrain dont l’aspect est propre à un lieu, à une région, qui présente des caractères particuliers.

– Œuvre graphique ou picturale prenant pour sujet la représentation, la description de sites naturels. Par extension. Le genre constitué par les œuvres où la représentation de la nature n’est pas prise pour décor mais constitue le motif, le sujet principal.

– Ensemble de phénomènes, combinaison d’éléments qui s’offre à l’observation, à la réflexion.

Naturel, historique, politique, intérieur, textuel, fantasmé, sensuel, anatomique, chirurgical, idéal, antique, mental, intime, mythologique ; le paysage-motif et/ou poncif s’égrène au fil de mes déambulations. Pérégrinations diurnes ou nocturnes, mes voyages sont peuplés de lacs, de cités, de forêts, de landes, de Méditerranées, de corps et souvent de folies. Riants, luxuriants, enchanteurs ou parfois âpres, désolés, sauvages, mes paysages racontent, susurrent, tentent, humblement, mon autoportrait ; en creux. Prise de vue obsessionnelle, frénétique, ma manie du paysage provient d’une admiration profonde pour les motifs picturaux du XIXe siècle européen.

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Nasri Sayegh, seriez-vous un obsédé visuel du paysage ?

« Paysages exquis » se veut, en effet, une recherche, une tentative de faire sens à mon obsession incurable du paysage. Entreprise de déplacement par le biais de collages et autres mariages incongrus et parfois exquis ?

Surréelles appositions d’images pour une nouvelle narration, une histoire-autre, une après-image. Téléphone portable, appareil photographique, caméra jetable, Polaroïd, imagerie médicale (il m’arrive de sonder mes paysages intérieurs par le biais d’IRM et/ou autres radiographies) ; tous les médiums me sont bons pour tenter cet épuisement de l’image.

Photographie anonyme extraite d’une ancienne diapositive représentant une forêt en Allemagne.

Vous dites que « Paysages exquis » se veut, sur les pas d’Aby Warburg et de Roland Barthes, un essai aux vœux d’atlas et d’encyclopédies...

Je souhaiterais tracer la topographie de ce que l’on nomme communément « Douleur » et/ou « traumatisme ». Ou bien devrais-je plutôt employer le mot « événement » ? Tracer l’événement. Événements physiques, historiques, géographiques, qui constituent mon paysage intérieur. Oui. Voilà. À l’inélégance, à la béance, au trop-dit traumatique, préférer l’événement. La guerre, l’incivile, la libanaise ne fut-elle pas elle-même dénommée « les événements » – pluriel événementiel, euphémique, elliptique ? Tenter la suture par l’image. Parfois brodée, reprisée, cautérisée. Certains paysages seront exfiltrés des laboratoires d’imagerie médicale que j’ai eu la (mal)-chance de fréquenter. Ci, une radiologie de mes testicules (événement douloureux) ; là, les scintillements de mon cerveau (événement fascinant) viendront reconstituer, rejouer ces paysages intimes, anatomiques, médicaux qui à leur tour se juxtaposeront sur les paysages réels, avérés et/ou fictifs qui ont jalonné mes pérégrinations. Seront aussi invoquées les fulgurances de Caspar David Friedrich : palimpsestes et hommages en négatif. Et puis, encore et toujours, Arthur Rimbaud, pour tenter de mettre un semblant de désordre dans ces divagations paysagères.

« À moi, l’histoire d’une de mes folies ! ». Et/ou comment, inlassablement, tenter encore et encore, à mon humble tour, de « fixer des vertiges ».

Ne reste plus qu’a attendre – impatiemment – le flétrissement, la décomposition, la destruction de ces images / et de ma vanité d’artiste. Le soleil et la chaleur feront l’affaire. Puis la disparition de ces structures pathétiques et métalliques. La nature, elle, vraie subversive, s’en chargera.

Et pour terminer, permettez-moi de citer le sublime Brin d’Herbe de Brigitte Fontaine et Areski Belkacem :

Je ne crois plus qu’en un petit brin d’herbe

Oublié sur la voie ferrée

Je ne crois plus qu’en un petit brin d’herbe

Ressuscité

Au milieu des pavés

Toi tu l’arraches avec tes bulldozers

Roi de l’or

Esclave de l’or

Toi tu l’enterres avec tes quatre hivers

Fils de la mort

Et père de la mort

Moi je te hais depuis le fond des âges

Mais quand même dans mon désespoir

Je t’aimerai toujours bien davantage

Que toi tu n’aimes

Sous ton parasol noir

Je ne crois plus qu’en un petit brin d’herbe

Oublié

Brigitte Fontaine et Areski Belkacem

Vous et Nous, 1977

Nasri Sayegh, expliquez-nous votre démarche artistique à la suite de l’invitation de TAP et The Other Dada pour intervenir sur ces deux panneaux publicitaires sis à Sin el-Fil ? J’ai d’abord, spontanément, pensé y inscrire des mots. « Faire-passer-un-message-fort » comme on dit/comme on attend communément. Seulement voilà, je ne suis ni un passeur ni un messager. Mes...

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