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Les États arabes du Levant entre fragilité chronique et risque d’implosion

L’article de Me Akram Azouri paru dans le numéro de L’OLJ du 6 juillet 2021 sous le titre « Le Grand Liban peut-il disparaître ? Du traité de Lausanne de 1923 à la crise actuelle » apporte un éclairage important sur la fragilité du Liban placé dans une zone de turbulences où les nouvelles données de la géopolitique régionale menacent son existence même.

Le but de cet article est de donner un cadre plus large à l’article de Me Azouri à la fois concernant l’analyse elle-même et son champ d’application qui comprend le Liban et les quatre États arabes du Levant que sont la Syrie, la Jordanie, la Palestine et l’Irak, créés tous au lendemain de la Première Guerre mondiale. L’article qui suit ne traitera pas du cas de la Palestine qui est l’objet de nombreuses études et analyses sans rapport direct avec le sujet ci-traité.

I- Histoire et géopolitique

L’analyse de Me Azouri commence par un rappel historique des principaux développements qu’a connus le Moyen-Orient depuis l’an 1000 à nos jours. À cet égard, il convient de rectifier l’assertion selon laquelle « les Seljoukides ont pris le contrôle de l’État abbasside vers l’an 1000 et ont contrôlé le Moyen-Orient jusqu’en 1920 ». Les traités d’histoire nous enseignent que l’empire seljoukide s’effrita au XIIIe siècle ; les Ottomans appartenant à la même ethnie turque que les Seljoukides, et vassaux de ces derniers, prirent la relève et bâtirent le grand empire ottoman qui engloba, entre autres, toute la région que l’on a coutume de désigner par le Mashreq arabe. À l’est, l’empire ottoman eut pour grand rival l’empire perse des séfévides dont le fondateur, le chah Ismaël, instaura le chiisme duodécimain comme religion d’État. Aux XIIIe et XIVe siècles, les invasions mongoles mirent fin à l’empire abbasside et à la présence d’un pouvoir seljoukide en Iran. Du reste, si des Seljoukides ou des groupes ethniques qui leur sont apparentés firent partie de l’empire perse, rien n’autorise l’affirmation de Me Azouri selon laquelle l’empire perse fut la branche orientale de l’empire des Seljoukides.

Il est important de noter qu’au cours de la période qui suivit de près l’indépendance des États arabes du Mashreq, le sentiment d’attachement national à ces nouveaux États, dont les frontières furent fixées artificiellement par la France et la Grande-

Bretagne, demeura assez faible. On assista plutôt à une effervescence nationaliste panarabe, encouragée par des intellectuels comme Georges Antonios, Constantin Zreik, Zaki al-Oursouzi, Sate’e al-Husri, Omar Faroukh, Michel Aflak et d’autres. Des partis panarabes, tels que le Baass et le Mouvement des nationalistes arabes, se développèrent surtout dans les rangs de l’intelligentsia urbaine et des jeunes militaires. Antoun Saadé fonda le Parti syrien national social appelant à la formation d’un État groupant tous les pays du Croissant fertile, soit en gros les pays du Mashreq arabe.

La frustration des Arabes à la suite de la création de l’État d’Israël en 1948, la nationalisation du canal de Suez en 1956 et la montée en puissance du nassérisme renforcèrent la ferveur panarabe. Le Liban vécut une situation particulière. Si les musulmans en général s’enthousiasmaient pour les idées panarabes, la composante chrétienne de la population, dans sa grande majorité, restait hostile à ces idées. Pour bon nombre de chrétiens libanais, la concrétisation des idées panarabes faisait planer le risque d’absorption du Liban dans une entité plus large à dominante musulmane.

Cette polarisation des allégeances communautaires fut la principale cause de la crise de 1958 au Liban et de la guerre civile qui ébranla ce pays durant la période 1975-1990. Au cours du dernier quart du XXe, le sentiment nationaliste panarabe s’estompa singulièrement. Les régimes baassistes en Syrie et en Irak s’étaient transformés en régimes dictatoriaux claniques et corrompus dont l’idéologie se vida peu à peu de son contenu et dégénéra en un ensemble de slogans creux. Aussi, ces régimes furent-ils dépassés par les développements survenus après la guerre d’octobre 1973, notamment les accords de Camp David, la guerre civile libanaise et la révolution islamique en Iran. Le Mouvement des nationalistes arabes, quant à lui, s’était radicalisé à la suite de la déception que provoqua la défaite de juin 1967. Il se scinda en plusieurs mouvements d’extrême gauche qui périclitèrent après l’effondrement de l’Union soviétique, alors que le PSNS devint peu à peu totalement affilié au régime baassiste en Syrie. Tous ces développements contribuèrent au déclin du nationalisme arabe et au renforcement progressif du sentiment religieux avec les dérives extrémistes que nous connaissons aujourd’hui.La géopolitique régionale actuelle caractérisée par la lutte d’influence que se livrent l’Iran, la Turquie et Israël pour le contrôle du Mashreq arabe est certes un élément fondamental de l’instabilité non seulement du Liban, mais aussi de la Syrie, de l’Irak, de la Jordanie et de la Palestine. Toutefois, la géopolitique régionale doit s’insérer dans le cadre plus large du jeu politique des grandes puissances et de leurs enjeux au Moyen-Orient. Pour les États-Unis, si la sécurité de l’État d’Israël demeure toujours une constante de leur politique étrangère, leur priorité stratégique au niveau planétaire est l’endiguement de la puissance chinoise. Ainsi, la négociation de leur accord avec l’Iran vise, en plus du but principal concernant l’arrêt du développement par l’Iran de l’arme nucléaire, l’ouverture à long terme de perspectives de rapprochement avec la République islamique, limitant ainsi les possibilités de son basculement dans le giron de la Chine.

Pour la Russie, l’objectif stratégique est de garder un contrôle sur la côte orientale de la Méditerranée et en même temps de neutraliser par un jeu d’équilibre les desseins hégémoniques turc et iranien en Syrie, et dans les pays du Caucase qui faisaient partie de l’Union soviétique. Les trois puissances régionales que sont la Turquie, l’Iran et Israël poursuivent chacune sa politique de contrôle des pays arabes du Levant en bénéficiant, à des degrés divers, de l’appui de telle ou telle grande puissance et en exploitant à leur avantage la situation d’instabilité prévalant dans ces pays.

II- Diversité ethnique et religieuse et réminiscences tribales

Si la géopolitique régionale et le jeu sous-jacent des grandes puissances sont un élément fondamental expliquant son instabilité actuelle, il convient aussi de mettre en exergue des facteurs endogènes dont l’importance est fondamentale pour comprendre la fragilité des États précités et les risques d’implosion qui pèsent sur eux.

Le premier facteur concerne la structure de la population des États arabes du Levant qui comprend une multitude de groupes ethniques. Les Arabes constituent le groupe majoritaire, à côté d’eux vivent une proportion importante de Kurdes et des minorités turkmène, assyrienne, chaldéenne et arménienne. Tous ces groupes ethniques coïncident ou se recoupent avec des communautés religieuses diverses : sunnite, chiite, alaouite, druze, ismaélite, maronite, catholique latine, protestante, syriaque catholique, syriaque orthodoxe, grecque-orthodoxe, grecque-catholique, baha’ie, juive, yézidie, etc. Du temps de l’empire ottoman, les communautés religieuses avaient leur statut spécifié dans le régime des millet (communautés). Le statut de ces communautés au sein de l’empire, du fait du degré d’autonomie qui leur était conféré dans l’administration de leurs affaires spirituelles et leurs biens temporels, n’était nullement comparable à celui des minorités religieuses dans les pays d’Europe. Il est intéressant à cet effet de lire cette phrase attribuée par l’historien libanais Zeine N. Zeine à l’historien français André Chevrillon lors d’une conférence donnée par ce dernier sur la Syrie en 1897 : « En Syrie, des individus de la même race sous l’influence de différentes communautés religieuses sont séparés en groupes distincts, qui sont à juste titre appelés nations et qui sont aussi différentes les unes des autres que le sont les peuples de l’Europe. »

La diversité des minorités ethniques et religieuses dans les pays arabes du Mashreq a constitué souvent un frein à l’allégeance au pouvoir central de l’État, voire à l’émergence d’un sentiment national profond transcendant les divisions ethniques et communautaires.

Une autre caractéristique des pays du Mashreq est la survivance des structures tribales et claniques. Tribus et clans ont une forte présence en Irak à la fois dans les régions rurales du Sud à majorité chiite et celles du centre et du Nord à majorité sunnite. En Jordanie, pays où 70 % de la population sont d’origine palestinienne, les tribus bédouines constituent un pilier du régime hachémite. Les tribus sont aussi présentes dans les campagnes syriennes de la Gezireh au nord, et dans l’arrière-pays des villes comme Homs, Hama, et même Damas. Au Liban, la structure clanique prévaut surtout dans la région de la Békaa. Aussi, la communauté alaouite en Syrie et la communauté druze présente en Syrie, au Liban et en Palestine possèdent-elles à bien des égards des caractéristiques tribales. L’allégeance au chef de clan, puis au chef de tribu, a toujours marqué les sociétés arabes traditionnelles. Les rivalités tribales et claniques n’ont pas complètement disparu et conduisent parfois à des affrontements violents. Du temps de l’empire ottoman, l’administration représentée par les walis (gouverneurs) des provinces se contentait de percevoir les impôts et de mater toute velléité d’indépendance de telle ou telle province ou de rébellion de la part des tribus. Les changements d’ordre institutionnel et culturel à même de transformer le tissu social des régions faisant partie de l’empire furent marginales et expliquent la survie de l’esprit de clan et des réactions de type tribal (la açabiya). De nos jours, si les allégeances tribales et claniques ont quelque peu diminué, leurs effets continuent à se faire sentir. Ces effets se chevauchent et se combinent avec les profonds réflexes communautaires pour s’opposer à l’émergence d’un sentiment patriotique, fondement essentiel de la transformation d’une entité géographique érigée en État, en un véritable État-nation.

III- Les prolongements dans les pays limitrophes de groupes ethniques et religieux

Un autre élément associé à cette mosaïque ethnique, religieuse et tribale des pays du Mashreq constitue aussi une des causes de leur fragilité. Cet élément découle du fait que certains groupes ethniques ou religieux ont leur prolongement dans des pays voisins plus puissants, d’où à la fois un sentiment d’allégeance de la part de ces groupes ethniques et communautaires à ces pays. Ce sentiment prime souvent sur le sentiment d’appartenance nationale. De plus, cette situation constitue un prétexte d’ingérence dans les affaires d’un pays présentant cette caractéristique par ses voisins, surtout lorsque le pouvoir central dans ce pays s’affaiblit.

Au Liban, une proportion non négligeable de chiites se voit plus liée à l’Iran qu’à l’État libanais. Il en fut de même pour la communauté sunnite au temps de gloire du nassérisme. À l’heure actuelle, les chiites d’Irak sont divisés entre la fidélité à l’État irakien et l’allégeance à la République islamique d’Iran. Par ailleurs, les Turkmènes en Irak, et dans une moindre mesure en Syrie, n’ont jamais été absents des prétextes invoqués par la Turquie pour s’ingérer dans les affaires de ces pays. L’aspiration à l’autodétermination du peuple kurde réparti entre la Turquie, l’Iran, l’Irak, la Syrie et l’Azerbaïdjan est perçue par tous ces États comme un danger pour leur sécurité et leur stabilité interne, et constitue aussi le prétexte principal invoqué actuellement par la Turquie pour son intervention en Syrie.

Cet élément de prolongement des composantes de la population d’un pays dans des pays voisins plus puissants a été le principal facteur d’implosion d’un État comme Chypre, ou de la guerre qui sévit en Bosnie-Herzégovine durant les années quatre-vingt-dix et qui aboutit à la configuration étatique actuelle de ce pays. Ainsi, aux termes des accords de Dayton, une fédération croato-bosniaque cohabite dans un équilibre précaire au sein du même État avec la République serbe de Bosnie, dont le territoire est adjacent à celui de la Serbie. Les rêves de créer une Grande Serbie demeure une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la fragile Bosnie-Herzégovine. La séparation entre les Irlandais de la République d’Irlande à majorité catholique et ceux à majorité protestante de l’Ulster, lequel fait partie du Royaume Uni, relève du même problème.

IV- Conclusion

Ainsi, les pays arabes du Mashreq constituent un ensemble d’ethnies et de communautés où persistent des caractéristiques tribales et claniques. Cet ensemble est soumis, d’une part à l’action de forces externes exercées par la Turquie, l’Iran et Israël qui se disputent le contrôle de ces pays en manœuvrant dans la sphère des alliances et rivalités des grandes puissances, et d’autre part à des forces centrifuges constituées par les allégeances de certaines ethnies et communautés à des États voisins.

Ces deux types de forces agissent d’autant plus puissamment que la cohésion interne des États arabes du Mashreq leur a toujours fait défaut du fait de leur structure pluriethnique et pluricommunautaire, et des développements survenus au Moyen-Orient depuis le début du XXIe siècle qui ont tous affaibli le pouvoir central dans ces États. En particulier, la guerre déclenchée par les États-Unis contre l’Irak et le chaos qui s’ensuivit, la guerre civile en Syrie et la crise libanaise ont contribué à mettre à nu les dangers conjoncturels et les facteurs de fragilité et d’instabilité structurelle analysés précédemment. Compte tenu de ces facteurs et de leurs effets pervers, la survie du Grand Liban et des autres États arabes du Mashreq est aujourd’hui plus menacée que jamais.

Marwan SEIFEDDINE

Ancien conseiller à la Banque

islamique de développement

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

L’article de Me Akram Azouri paru dans le numéro de L’OLJ du 6 juillet 2021 sous le titre « Le Grand Liban peut-il disparaître ? Du traité de Lausanne de 1923 à la crise actuelle » apporte un éclairage important sur la fragilité du Liban placé dans une zone de turbulences où les nouvelles données de la géopolitique régionale menacent son existence même. Le but de cet...

commentaires (1)

On donne forcément trop de crédit à l'histoire quand la mauvaise gouvernance, le clientélisme, la démocratie pervertie et donc si empoisonnée qu'elle en devient un outil d'oppression par ceux qui en tirent toujours parti, les inégalités terribles à tous les niveaux et surtout au niveau de l'accès à l'éducation, la pourriture consacrée par la simple existence du Hezbollah, bouchent si bien l'horizon qu'elles transforment les vies en prison. Dans les pays normaux, où les Libanais rêvent de se barrer et dont ils adopteront les lois et même les coutumes dès leur arrivée à l'aéroport, je ne sache pas qu'une telle érudition tournée vers le passé soit nécessaire pour vivre, pour comprendre de quoi il est plausible que l'avenir sera fait.

M.E

10 h 58, le 13 juillet 2021

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Commentaires (1)

  • On donne forcément trop de crédit à l'histoire quand la mauvaise gouvernance, le clientélisme, la démocratie pervertie et donc si empoisonnée qu'elle en devient un outil d'oppression par ceux qui en tirent toujours parti, les inégalités terribles à tous les niveaux et surtout au niveau de l'accès à l'éducation, la pourriture consacrée par la simple existence du Hezbollah, bouchent si bien l'horizon qu'elles transforment les vies en prison. Dans les pays normaux, où les Libanais rêvent de se barrer et dont ils adopteront les lois et même les coutumes dès leur arrivée à l'aéroport, je ne sache pas qu'une telle érudition tournée vers le passé soit nécessaire pour vivre, pour comprendre de quoi il est plausible que l'avenir sera fait.

    M.E

    10 h 58, le 13 juillet 2021

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