Le patriarche maronite, le cardinal Béchara RaÏ, a interpellé dimanche les responsables politiques et sécuritaires qui se réfugient derrière leurs immunités pour ne pas comparaître devant la justice dans le cadre de l'enquête sur la double explosion meurtrière au port de Beyrouth, le 4 août dernier, leur demandant ce qu'ils craignaient s'ils étaient innocents. Il a en outre estimé que la nomination comme Premier ministre ne valait pas une nomination à vie, alors que le Liban est sans gouvernement depuis près d'un an et que Saad Hariri a été désigné PM il y a plus de huit mois, sans résultats jusque-là.
Lors de son homélie dominicale prononcée à Dimane, la résidence estivale du patriarcat, Mgr Raï est revenu sur le retard ou le refus de lever les immunités de responsables politiques et sécuritaires suite à la requête du juge d'instruction près la cour de justice Tarek Bitar. Le ministre sortant de l'Intérieur, Mohammad Fahmi, avait en effet refusé vendredi de donner son feu vert à la demande de comparution du directeur de la Sûreté générale, le général Abbas Ibrahim. Peu après, le bureau de la Chambre et la commission parlementaire de l'Administration et de la Justice avaient décidé de demander des preuves de culpabilité des députés mis en accusation par le juge Bitar et de poursuivre leur examen du dossier afin de présenter un rapport à l'Assemblée générale d'ici deux semaines.
"Quelle honte !"
"Nous soutenons le pouvoir judiciaire pour que soit dévoilée la vérité sur la double-explosion au port de Beyrouth, par une enquête impartiale et honnête, à l'abri des pressions politiques. Nous demandons à la classe politique de faciliter le travail de la justice", a plaidé le patriarche. Cette fuite en avant des politiques a suscité un tollé dans la société libanaise. Les explosions du 4 août ont tué plus de 200 personnes, fait des milliers de blessés et détruit des quartiers entiers de Beyrouth et l'enquête n'a toujours pas déterminé les causes et les circonstances de ce drame. Seule une poignée de responsables sécuritaires et portuaires est actuellement sous les verrous.
"Quelle honte ! L'intégrité de la justice doit encourager à la comparution, afin que la vérité soit dévoilée !', s'est exclamé le prélat. "Le peuple ne pardonne pas à ceux qui entravent le processus d'enquête, le politisent ou couvrent toute personne en proie à des accusations", a-t-il mis en garde. "Si vous êtes innocents, pourquoi avez-vous si peur ?", a-t-il demandé à l'adresse des responsables poursuivis par le juge Bitar.
Le métropolite de Beyrouth, Mgr Elias Audi, a fait écho dans son sermon aux paroles de M. Raï. "Personne n'est au-dessus des lois" a-t-il souligné. "L'innocent ne craint rien et ne s'accroche pas à son immunité. L'immunité tombe devant la responsabilité nationale et le devoir humain. Eviter de comparaître est suspect", a-t-il estimé. "Les personnes concernées ne doivent se cacher derrière aucun prétexte. Nous espérons que la politique n'interférera pas dans le travail du juge. Nous espérons que tous les dirigeants et responsables cesseront d'échanger des accusations, des calomnies et des attaques car ainsi ils massacrent le Liban", a plaidé le métropolite.
"Nomination n'est pas à vie"
Le patriarche maronite a par ailleurs lancé une nouvelle violente diatribe à l'encontre des responsables politiques, en ce qui concerne l'impasse gouvernementale. "Il faut rappeler aux responsables qu'ils ont été délégués par le peuple pour assurer le bien commun - le bien de tous et le bien de chaque citoyen - et non pas pour servir leur bien propre et leurs intérêts propres aux dépens de l'Etat et du peuple, comme le pape François les en a avertis", a estimé le prélat.
"Il est honteux que ces responsables continuent de démolir l'Etat et ses institutions, d'appauvrir son peuple, de pousser à l'exil ses forces vives et de saper son unité interne", a-t-il encore affirmé, alors que le Liban est en proie à un effondrement socio-économique grave, marqué par une paupérisation de la population, des pénuries massives et une fuite des cerveaux. "Le Vatican, les pays arabes et occidentaux prêtent attention à la cause libanaise", a-t-il dit a contrario. "Nous sommes reconnaissants pour les efforts déployés par ces pays pour alléger les souffrances des Libanais et encourageons ceux qui ont hésité, jusqu'à présent, à aider le peuple libanais, indépendamment de toute considération idéologique ou politique", a appelé le prélat, alors que les pays du Golfe, dont l'Arabie, sont peu enclins à aider le pays du Cèdre, sur lequel le Hezbollah a la mainmise.
"Il faut que les autorités libanaises adoptent la solution (proposée par la communauté) internationale en présentant des projets constructifs au lieu de continuer à détruire ce qui existe, sans présenter d'alternative conforme au partenariat islamo-chrétien, à l'essence de l'existence du Grand Liban, et à son rôle dans la région. L'Etat libanais doit former un gouvernement qui soit conforme aux réformes requises", a plaidé le patriarche. La communauté internationale appelle depuis des mois à la formation d'un gouvernement composé de spécialistes, indépendants des partis politiques, capables de mettre en place des réformes structurelles, conditions sine qua non de l'accès à l'aide internationale.
"Les personnes concernées s'abstiennent de remplir les devoirs que leur impose la Constitution, même sur la forme. En dépit de l'effondrement généralisé, ils continuent à émettre des conditions pour retarder la naissance du cabinet", a accusé Mgr Raï, en référence à la lutte sans merci que se livrent depuis des mois le camp du chef de l'Etat, Michel Aoun, et celui du Premier ministre désigné, Saad Hariri, à coups de guerre autour des prérogatives et des exigences sur la nomination des ministrables.
"L'expression +s'entendre avec le Premier ministre désigné+ ne signifie en aucun cas le blocage face aux moutures présentées. De la même manière, la nomination (comme Premier ministre) n'est pas une nomination à vie, sans que ne soit formé de gouvernement. L'intérêt du peuple est supérieur à toutes les interprétations constitutionnelles", a-t-il affirmé dans une critique à peine voilée à l'adresse de Saad Hariri qui ne parvient toujours pas à former son équipe en raison du conflit politico-personnel qui l'oppose au chef de l'Etat, Michel Aoun, et le camp de ce dernier. Il a renvoyé dos-à-dos dans cette diatribe les deux camps.
"Nous ne permettrons pas que le pays tombe entre les mains de partis qui ne veulent pas de gouvernement et d'autres qui ne veulent pas d'Etat", a averti Mgr Raï. "L'unité de l'État reste le pilier de l'existence nationale. Il n'y a pas d'État indépendant et stable, là où chaque parti mène sa politique étrangère aux dépens de l'Etat et décide d'appliquer la Constitution ou de l'entraver quand bon lui semble", a-t-il lancé, dans une allusion à peine voilée au Hezbollah. "La neutralité est une solution salvatrice pour le Liban", a-t-il réitéré, reprenant son appel qu'il brandit depuis des mois et qui dérange le parti chiite.
Pour sa part, le mufti jaafarite, le cheikh Ahmad Kabalan, proche du Hezbollah, a estimé dimanche que "la protection du Liban, son projet étatique et sa paix civile dépendaient fortement de la formation rapide d'un gouvernement", mettant en garde contre "la ruine, la famine et l'effondrement du pays".
commentaires (5)
Justice doit être faite dans tous les domaines: à l'égard des responsables de la double explosion du port de Beyrouth bien sûr, mais aussi envers tous ceux qui ont pillé les finances de l'État et ceux qui ont amené les banques à la faillite. Le patriarche ne devrait pas oublier de réclamer dans ses homélies la restitution aux déposants dans les banques des fonds qui leur appartiennent et qui constituent souvent le fruit d'une vie de labeur!
Georges Airut
03 h 24, le 12 juillet 2021