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Idées - Le territoire au-delà de l'effondrement

Le membre fantôme

Le membre fantôme

Photo d'illustration : Un employé range des bouteilles d'huile culinaire dans un supérmarché à Beyrouth en octobre 2020. Archives Reuters

C'est désormais une évidence : l'effondrement économique dans lequel est plongé le Liban a profondément altéré nos repères. Nous vivons dans un autre monde, un pays différent de celui que nous connaissions avant le 17 octobre 2019... Une sorte de territoire maintenant inconnu dont les paysages, autrefois familiers, ont laissé place à une distorsion cauchemardesque de la réalité.

Je n'avais par exemple pas imaginé à quel point la plupart des simples tâches du quotidien allaient devenir autant d'épreuves émotionnellement épuisantes. Je tremble désormais à la simple idée de devoir me rendre à la banque. Et une fois là-bas, l'anxiété cède la place à la rage. À la rage et à l'humiliation. Celle consistant à devoir se traîner devant le guichet ; à demander calmement ce qui m'appartient comme si ce n'était pas le cas ; d'être consciente que j'ai tout simplement accepté le vol monstrueux de notre argent par les banques. Celle de faire face à des guichetiers qui me répondent, en souriant comme si tout était normal, que « non, désolé, ce n'est pas possible. » Celle de continuer à faire poliment la queue comme tout le monde, à les remercier comme s'ils n'étaient pas de vulgaires exécutants aux ordres de la mafia bancaire... Puis la rage revient et j'ai subitement envie de me mettre à tout casser en hurlant à la mort. Une fois rentrée chez moi, je ne peux rien faire pendant quelques heures tant je suis mentalement et physiquement épuisée.

Mais il y a encore pire que d'aller à la banque: les courses au supermarché par exemple. La rage est également là (il y a toujours de la rage...), mais son feu est submergé par des vagues d’angoisse et de désespoir qui me font presque perdre pied dans les allées. Les prix changent à une telle vitesse et à une telle ampleur que j'en perds toute perception du temps et de la réalité: comment cette bouteille d'huile peut-elle coûter 80 000 livres ? N'était-elle pas à 50 000 la semaine dernière ? Ou était-ce le mois dernier ? (Et combien coûtait-elle dans l'ancien monde, celui dont je me souviens de moins en moins ?) Et si j'en viens à regretter ce prix que je trouvais scandaleux hier, ne devrais-je pas acheter cette huile tout de suite, même si je ne suis pas encore à court ? Qui sait combien elle finira par coûter ?

Alors je place l'huile dans mon panier et c'est là qu'un autre sentiment s'empare de moi, sans doute le pire de tous, en tout cas celui qui me fait le plus redouter les courses : la culpabilité. Car, après tout, cela reste pour moi un geste simple : bien que j'ai dû surmonter mon angoisse à la vue de l'étiquette, bien que j'ai eu à m'infliger toute une série de calculs mentaux pour trouver le meilleur rapport qualité-prix, je sais que je n'aurais pas à faire la queue pour de l'huile, du sucre ou de la farine subventionnés en espérant qu'il en reste. Pas plus que je n'aurais à craindre de me la voir arracher des mains par un autre client plus costaud avant que je n'arrive à la caisse. Je suis aussi consciente qu'il y en a tant d'autres pour qui même les produits subventionnés sont hors de portée. Et c'est parce que j'ai conscience de tout cela que je me sens coupable.

Cette culpabilité accompagne chaque denrée que je place dans mon panier, par simple gourmandise ou par nécessité. Et j'ai beau tenter de la ranger en même temps que mes courses, dans les placards ou le frigo, elle est si vaste qu'elle envahit toute la maison. La culpabilité imprègne tout, à commencer par la nourriture : après chaque bouchée, il y en a toujours plus dans l'assiette... Et je sais à quel point ce sentiment est partagé: qu'il s'agisse d'amis, de parents voire d'inconnus croisés sur les réseaux sociaux, presque tous mentionnent, à un moment ou à un autre, parmi le torrent de détresse qu'ils déversent pour décrire le bouleversement total de leur réalité, ce même syndrome : la culpabilité. Cette culpabilité ce n'est pas celle du survivant, mais celle qui résulte de la survie elle même : toute satisfaction d'être parvenu à surmonter la souffrance est aussitôt entachée par le sentiment d'une victoire imméritée, la conscience de la misère qui nous entoure.

Quand j'étais enfant, pendant la guerre civile, on pouvait, comme aujourd'hui, croiser de nombreux démunis dans la rue Hamra. Nombre d'entre eux étaient gravement blessés, enfants ou d'âge avancé. Cela me faisait mal à en perdre l'appétit. Je demandais « pourquoi ? » Pourquoi avais-je de la nourriture alors qu'ils n'en avaient pas ? Pourquoi allais-je à l'école alors que ces enfants n'y allaient pas ? Là encore je n'étais pas la seule à ressentir les choses ainsi : il arrivait souvent que mon petit frère rentre d'une course avec ma mère en pleurant et de nombreux amis m'ont dit avoir ressenti la même tristesse lorsque, enfants, ils ont été confrontés à la terrible injustice de la réalité. Aujourd'hui, j'entends les enfants de mes amis demander ce même « pourquoi ? », et se voir répondre ce même « parce que... » laconique que nous avons tous reçu. Ce « parce que », répété à longueur de temps par les adultes, pour décrire le monde tel qu'il est, devient une sorte d'agent anesthésiant : sous son effet, nous cessons de remarquer le niveau gigantesque des inégalités ; ou plutôt, nous cessons de nous sentir blessés par chacune d'elles.

Et c'est ainsi que cette certitude profonde que tant d'entre nous éprouvaient dans notre enfance – que le monde ne devrait pas être ainsi – se transforme, petit à petit, en un vague sentiment de malaise, que l'on nous apprend par ailleurs à interpréter comme un malaise personnel.

On a beaucoup écrit sur la façon dont le capitalisme fonctionne de manière à transformer la perception de l'échec d'un système en un sentiment personnel d'inadaptation. Nous nous sentons seuls, épuisés, coupables, sans valeur, incapables de travailler suffisamment, de voir suffisamment nos amis, de gagner suffisamment, voire d'être suffisamment. Pendant ce temps, le jeu est truqué de sorte que tout sentiment de satisfaction, matérielle ou psychologique, est toujours hors de portée. Mais parce que nous avons été amenés à croire qu'il s'agit d'un sentiment privé, que c'est à nous de l'apaiser, nous sommes prêts à gober le mensonge consistant à nous faire croire que des actions individuelles – recycler, consommer « éthique », trouver un meilleur emploi, s'améliorer, faire la charité... – pourrait nous aider à l'atteindre. Mais cela n'a jamais été vrai.

Il me semble de plus en plus que l'effondrement de notre économie est aussi l'effondrement de cette grande illusion. Nous sommes maintenant confrontés sans relâche à la dure réalité. Dans le monde d'avant, pendant que je faisais mes courses au supermarché, le Liban comptait également d'innombrables familles affamées. J'étais tout simplement capable de ne pas avoir à penser constamment à elles, et donc d'oublier que leur malheur était aussi le mien. C'est désormais impossible.

D'une certaine manière, cette culpabilité que nous ressentons ressemble à la douleur du membre fantôme. Une douleur qui résulte de l'amputation du collectif et du sentiment d'appartenance à une communauté sociale. Tout ce qui, dans un monde meilleur, permettrait de bâtir les réseaux relationnels et systèmes institutionnels capables de soutenir équitablement chaque membre de la société. Je ne veux donc pas redevenir insensible à cette culpabilité. Je vis dans l'espoir de trouver un moyen de la retourner vers l'extérieur, de l'associer à la culpabilité, à la rage, à l'humiliation des autres. De sorte que ces sentiments réunis puissent finalement constituer une force de transformation capable d'engendrer un monde meilleur - celui auquel nous aspirions lorsque nous étions enfants.

Lina MOUNZER est écrivaine, traductrice et chroniqueuse à L'Orient-Le Jour.


C'est désormais une évidence : l'effondrement économique dans lequel est plongé le Liban a profondément altéré nos repères. Nous vivons dans un autre monde, un pays différent de celui que nous connaissions avant le 17 octobre 2019... Une sorte de territoire maintenant inconnu dont les paysages, autrefois familiers, ont laissé place à une distorsion cauchemardesque de la réalité.Je...

commentaires (5)

Hormis la culpabilité les libanais sentent une certaine dépréciation du soi qui jadis faisait leur fierté et ceci est causé par leur résignation un peu trop rapide et leur regret de ne pas avoir agit avant d’en arriver là. Il n’est jamais trop tard pour montrer son indignation et sa frustration en réagissant pour récupérer leur dignité et leur argent, car ce qui attend ce pays comme désastre déjà bien élaborés et méticuleusement exécutés vont leur faire regretter les jours passes aussi noirs soient ils parce que le pire est encore devant nous. Cette crise est comme ce virus moins on prend des précautions et des mesures drastiques pour nous en protéger et plus dévastatrice elle sera. Ceux qui sont au pouvoir n’ont aucun projet constructif depuis le début pour ce pays et son peuple et ils iront aussi loin que les citoyens leur permettront d’aller et le peuple se montre encore conciliant et docile à leur égard alors pourquoi arrêteraient ils de le malmener? Il ne sert à rien de pleurer il faut agir. OH PEUPLE LIBANAIS RÉVEILLE ET INDIGNE TOI C’EST TON SEUL REMÈDE POUR TA SURVIE COMME LE VACCIN POUR CE VIRUS.

Sissi zayyat

17 h 18, le 05 mai 2021

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Commentaires (5)

  • Hormis la culpabilité les libanais sentent une certaine dépréciation du soi qui jadis faisait leur fierté et ceci est causé par leur résignation un peu trop rapide et leur regret de ne pas avoir agit avant d’en arriver là. Il n’est jamais trop tard pour montrer son indignation et sa frustration en réagissant pour récupérer leur dignité et leur argent, car ce qui attend ce pays comme désastre déjà bien élaborés et méticuleusement exécutés vont leur faire regretter les jours passes aussi noirs soient ils parce que le pire est encore devant nous. Cette crise est comme ce virus moins on prend des précautions et des mesures drastiques pour nous en protéger et plus dévastatrice elle sera. Ceux qui sont au pouvoir n’ont aucun projet constructif depuis le début pour ce pays et son peuple et ils iront aussi loin que les citoyens leur permettront d’aller et le peuple se montre encore conciliant et docile à leur égard alors pourquoi arrêteraient ils de le malmener? Il ne sert à rien de pleurer il faut agir. OH PEUPLE LIBANAIS RÉVEILLE ET INDIGNE TOI C’EST TON SEUL REMÈDE POUR TA SURVIE COMME LE VACCIN POUR CE VIRUS.

    Sissi zayyat

    17 h 18, le 05 mai 2021

  • Ce texte sonne entièrement juste, y compris l'accès de rage contre le capitalisme, si injuste qu'il puisse être en comparaison des malheurs des paradis socialistes.

    M.E

    17 h 04, le 05 mai 2021

  • EN CE CAS , LA SEULE SOLUTION SERAIT D'ERRADIQUER CE CAPITALISME SAUVAGE ET D'OPTER POUR LE PUR MARXISME LÉNINISME ! rIEN D'AUTRE NE POURRA SAUVER LE PAYS

    Chucri Abboud

    15 h 44, le 05 mai 2021

  • Tous ces malheurs, ce pourrissement, cette désintégration lente a l’âge pre-etatique, a une seule cause, directe,’ou indirecte: le Hezbollah..! Tout peut s’effondrer, disparaître, peut importe , tant que cet appendice iranien continue d’exister, et de remplir sa mission, sa raison-d’être.

    LeRougeEtLeNoir

    15 h 10, le 05 mai 2021

  • Votre article, Mme Mounzer est criant de vérité: vous décrivez tellement bien ce mal-être qui touche surtout la classe sociale moyenne, éduquée, souvent aux valeurs des sociétés occidentales de justice sociale, de droits humains fondamentaux, mais qui se retrouve, surtout depuis la guerre civile, confrontée à une société fragmentée, divisée en clans communautaires rivaux, corrompue jusqu’à la moelle, aux valeurs civiques inexistantes et sans aucun sens patriotique et d’appartenance à une nation: c’est le chacun pour soi et, je lisais souvent des analyses d’individus qui décrivaient chacun SON Liban à lui, son petit village et tribu, sa petite vie pépère où il survivait grâce à ses petites connexions à la limite de la légalité, et, les énormes disparités sociales et la misère qui l’entouraient, ce n’était pas son problème: au contraire, le m’as-tu vu était bien ancré dans les mœurs pour montrer aux autres sa pseudo-réussite sociale.....Mais la réalité nous a finalement rattrapé tous et le réveil est assez brutal: d’un seul coup, cette culpabilité refoulée de longue date nous submerge, nous enrage et nous interpelle....Malheureusement, c’est trop peu trop tard....Ce n’est pas pour rien que des centaines de milliers de Libanais ont déjà quitté le pays pour des sociétés plus civilisées...Votre appel à un monde meilleur auquel nous aspirions depuis notre enfance au Liban, demeure du domaine utopique pour l’instant, hélas!

    Saliba Nouhad

    02 h 48, le 05 mai 2021

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