Abbas Ibrahim, directeur de la Sûreté générale, est-il intouchable ? La question se pose depuis vendredi dernier dans les milieux politiques. Parmi toutes les personnalités que le juge Tarek Bitar, chargé de l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth, entend interroger, ce nom est sans doute celui qui a fait couler le plus d’encre.
Outre le fait qu’il s’agit d’une personnalité nouvellement intégrée à la liste de ceux que la justice entendrait poursuivre, le général Ibrahim est connu pour ses bons rapports avec le Hezbollah, dont le secrétaire général, Hassan Nasrallah, a critiqué hier, quoique prudemment, la décision de M. Bitar. Une attitude à même de donner l’impression que le parti chiite n’abandonnerait pas celui qui a été surnommé « l’homme des missions difficiles ». En témoignent les portraits du général Ibrahim qui décorent certaines rues de la banlieue sud de Beyrouth, fief incontestable du Hezbollah et du mouvement Amal.
Nommé à la tête de la Sûreté générale le 18 juillet 2011, Abbas Ibrahim est le troisième chiite à occuper ce poste. Il a succédé à Jamil Sayyed, actuel député de Baalbeck-Hermel, qui y avait accédé en 1998, et à Wafic Jezzini, qui a occupé cette fonction de 2005 à 2010.
Avant cette date, la direction de la Sûreté générale était réservée aux chrétiens. Elle était même considérée comme « le poste relevant du président de la République », dans la mesure où elle était détenue par des personnalités bénéficiant de la confiance des chefs d’État successifs. Aux mains des chiites, le poste s’est éloigné de la présidence de la République, Jamil Sayyed entretenant des rapports en dents de scie avec Émile Lahoud, locataire du palais de Baabda entre 1998 et 2007. Le poste a toutefois conservé son caractère sensible.
Abbas Ibrahim a pu donner à ses fonctions une autre dimension en se voyant attribuer des rôles éminemment politiques. En témoignent bien entendu les tractations gouvernementales entre les années 2018 et 2020. Alors que les mésententes politiciennes bloquaient complètement le processus, les protagonistes voyaient en M. Ibrahim le médiateur capable de défricher le terrain devant une entente politique élargie. Le général doué pour défaire les nœuds politiques les plus inextricables a, en outre, usé de ce talent pour paver la voie à la réconciliation entre le chef du Parti socialiste progressiste, Walid Joumblatt, et son principal rival sur la scène druze, Talal Arslane, après les incidents de Qabr Chmoun (caza de Aley) qui avaient secoué la Montagne le 30 juin 2019.
Au fil des années, le nom de Abbas Ibrahim a pris une envergure qui va bien au-delà de la stricte dimension locale, dans la mesure où il a joué un rôle dans la remise en liberté des religieuses détenues en 2014 par l’État islamique dans la localité chrétienne de Maaloula, en Syrie. Il a également contribué à libérer Nizar Zakka, un Libanais ayant passé plus de cinq ans dans les prisons iraniennes. Abbas Ibrahim a, par ailleurs, concocté le fameux accord ayant mené au retrait des jihadistes de l’EI de l’Antiliban, en 2017.
Le Hezbollah et « la pression implicite »
La demande adressée par le juge Bitar au ministre sortant de l’Intérieur, Mohammad Fahmi, de donner l’autorisation pour entendre le directeur de la Sûreté générale constitue donc le premier coup sérieux que pourrait subir M. Ibrahim depuis sa nomination à la tête de la SG. S’exprimant à ce sujet hier, M. Fahmi aurait déclaré, selon des propos rapportés par la chaîne LBCI, qu’il accorderait l’autorisation si M. Ibrahim est convoqué en tant que témoin. Mais s’il est poursuivi, l’affaire sera déférée devant le département légal au ministère de l’Intérieur.
La demande n’est pas sans susciter des interrogations autour de l’avenir de M. Ibrahim sur le double plan politique et militaire, au cas où il serait amené à comparaître devant la justice. Ne voulant pas anticiper les prochaines étapes de Tarek Bitar, Nizar Abdel Qader, général à la retraite, estime que « s’il s’avère que la décision de M. Bitar n’est qu’une mesure ordinaire à l’encontre de responsables militaires, cela ne devrait pas avoir des retombées négatives sur son rôle sur la scène locale ».
Même son de cloche du côté de Mouhanad Hajj Ali, analyste politique. « Abbas Ibrahim est intouchable », lance-t-il, dans une allusion à une protection politique dont bénéficierait le responsable militaire. À la question de L’Orient-Le Jour concernant l’attitude du Hezbollah à l’égard d’une éventuelle poursuite en justice de Abbas Ibrahim, M. Hajj Ali explique que le directeur général de la SG est « un outil pour le Hezbollah ». « Mais pour éviter les accusations d’entraver le cours de l’enquête autour d’un drame aussi important que celui du 4 août, il ne pourrait pas interdire un interrogatoire avec M. Ibrahim. Mais il pourrait déployer des efforts pour contourner l’action de Tarek Bitar », souligne l’analyste. C’est d’ailleurs ce que montrent les critiques mesurées que Hassan Nasrallah a lancées hier à la démarche du magistrat.
À son tour, Khalil Helou, également général à la retraite, estime que le parti chiite pourrait agir de façon discrète pour empêcher la justice d’entendre M. Ibrahim. « Aujourd’hui, le Hezbollah ne peut plus faire un 7 mai 2008 bis. Mais il peut exercer des pressions politiques implicites pour entraver le cours de la justice », analyse M. Helou. Il faisait référence à l’invasion de Beyrouth par des éléments armés du Hezbollah, en réaction à une décision du gouvernement Siniora de limoger Wafic Choucair, officier proche du Hezbollah, alors chef de la sécurité à l’aéroport, de son poste et de se saisir du réseau de télécoms du Hezb. La décision de Tarek Bitar intervient dans un contexte marqué par des divergences de plus en plus fréquentes entre le Hezbollah et le mouvement Amal de Nabih Berry, surtout que certains évoquent la possibilité de voir M. Ibrahim succéder au leader d’Amal. C’est sous cet angle que Karim Bitar, directeur de l’Institut des sciences politiques à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, tend à percevoir l’affaire Ibrahim. Si l’enquête est appelée à durer longtemps, on pourrait supputer qu’il s’agirait d’un règlement de comptes politiques et de rivalités entre MM. Berry et Ibrahim, estime-t-il.
commentaires (11)
Le hezb n'abandonne jamais ses gens et surtout ses hommes forts...ils seront bien entourés même quand ils sont envoyés dans des régions à très hauts risque...quoique de temps en temps,... l'un d'eux se fait tué bien sûr comme martyr et avec grande pompé et honneur.
Wlek Sanferlou
23 h 03, le 06 juillet 2021