C’est un bras de fer politique qui ne dit pas son nom. Pas parce que la démarche de Tarek Bitar, le juge chargé de l’enquête sur l’explosion du port, est influencée par une quelconque partie contre une autre. Mais plutôt parce qu’au-delà de l’affaire judiciaire, la séquence ouverte vendredi par le lancement de poursuites contre pas moins de huit hauts responsables peut créer un précédent susceptible de bousculer la scène politique libanaise. « S’il réussit sa mission, le nom de Tarek Bitar sera inscrit dans les annales de l’histoire », résume Nizar Saghiyé, directeur exécutif de l’Agenda légal. Sur le banc des potentiels inculpés : les députés et ex-ministres Nouhad Machnouk, Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaïter, l’ex-ministre Youssef Fenianos, l’ex-commandant en chef de l’armée Jean Kahwagi, le chef de la Sécurité de l’État, Tony Saliba, le chef de la Sûreté générale, Abbas Ibrahim, et un ex-chef des renseignements de l’armée, Camille Daher. Autant de poids lourds, issus de différents horizons politiques, qui n’ont pas l’habitude de se retrouver dans cette situation dans un pays où le politique interfère régulièrement dans le judiciaire et où règne la culture de l’impunité. En évitant de répéter les erreurs de son prédécesseur, Tarek Bitar pourrait remporter, a priori, sa première bataille. Acculé à se récuser, le juge d’instruction Fadi Sawan avait été accusé de contourner le Parlement dans sa mise en cause de plusieurs députés. Son successeur a fait un autre pari en jetant la balle dans le camp de la Chambre et en requérant la levée de l’immunité des personnes visées par la procédure, en l’occurrence Ghazi Zeaïter, Ali Hassan Khalil et Nouhad Machnouk. « Il n’empêche qu’il se situe dans la lignée de la décision qu’avait prise Fadi Sawan », nuance le pénaliste Akram Azouri.
En ôtant un à un les arguments utilisés contre la méthode de Fadi Sawan, le juge Bitar a ainsi rectifié le tir et tenté de remédier à ce que d’aucuns ont considéré comme des « lacunes » chez son prédécesseur, en déjouant notamment l’argument de l’arbitraire. La mise en cause de personnalités tels que Tony Saliba, un proche du chef de l’État, ou de Abbas Ibrahim, proche du Hezbollah, ainsi que de Nouhad Machnouk, issu du courant du Futur, est symptomatique de la volonté du juge d’instruction de n’épargner aucun potentiel suspect. Son prédécesseur avait été accusé d’avoir ciblé le camp de Nabih Berry et de la présidence du Conseil, en épargnant la partie aouniste.
« Comment pourraient-ils faire autrement ? »
Tous les analystes en conviennent : l’étau se resserre et il est plus difficile pour les chefs de file politiques d’assurer une couverture aux responsables mis en cause dans ce drame. Le plus dur reste toutefois à faire. Tarek Bitar devait faire parvenir hier au Parlement sa requête sollicitant la levée de l’immunité des parlementaires mis en cause. L’immunité parlementaire a été levée à deux reprises seulement au cours de l’histoire du Liban. La première fois, dans le cas du député Yehya Chamas, dans les années 1990, qui est tombé en disgrâce auprès des Syriens. « Ce sont ces derniers qui avaient envoyé le mot d’ordre à l’Assemblée », ironise un juriste. L’ancien député de Baalbeck était impliqué dans une affaire de trafic de drogue qui a vraisemblablement irrité le régime de Damas. La seconde fois, c’était à la fin des années 90, lorsque le ministre Chahé Barsoumian, accusé de malversations dans une affaire de dérivés de pétrole, a subi le même sort.
Nabih Berry a laissé entendre dimanche qu’une fois la convocation des députés parvenue à la Chambre, il appliquera la loi à cent pour cent. Une phrase suffisamment ambiguë pour que chacun puisse l’interpréter à sa manière. Le chef du Parlement peut-il offrir au juge une telle victoire, alors même que plusieurs de ses hommes sont concernés ? Avec le risque de créer un précédent, qui pourrait sérieusement affaiblir les barons de la politique libanaise ? Pour l’instant, ils font tous mine de vouloir jouer le jeu. « Comment pourraient-ils faire autrement lorsque le juge Bitar vient confirmer en quelque sorte l’enquête effectuée par son prédécesseur en citant quasiment les mêmes personnes mises en cause ? » s’interroge un juriste qui a requis l’anonymat.
Aucun bloc politique ne s’y oppose officiellement même si les critiques commencent à émerger. Une fois n’est pas coutume, le courant du Futur et le Courant patriotique libre avancent le même argument. Ils estiment que l’objectif « majeur » de l’enquête reste « la mise en lumière de ceux qui ont introduit le nitrate au Liban, qui l’a utilisé et comment l’explosion a eu lieu ». Demandant une nouvelle fois au juge d’instruction de clôturer son enquête sur la partie technique, « afin de déterminer s’il s’agissait d’une explosion ou d’un missile israélien par exemple, et si des armes de la résistance se trouvaient dans le port de Beyrouth », Hassan Nasrallah a déclaré hier qu’il s’abstiendrait, pour le moment, de donner son avis sur ces mises en accusation. Le secrétaire général du Hezbollah a toutefois ajouté qu’il refusait « que le dossier soit politisé », dans ce qui pourrait s’apparenter à une façon de mettre en garde Tarek Bitar sur les limites de son action.
Pression populaire
Le juge d’instruction doit également envoyer sa décision aux différents responsables hiérarchiques concernés – le ministre de l’Intérieur, Mohammad Fahmi, et la présidence du Conseil –, pour enclencher les autorisations nécessaires concernant respectivement le directeur général de la Sûreté et le directeur de la Sécurité de l’État. « La pression populaire est telle que le ministre de l’Intérieur ne pourra pas refuser l’autorisation. S’il le fait, nous serons devant une obstruction de la justice qui justifiera pleinement cette fois-ci une demande d’intervention des Nations unies », indique M. Saghiyé. La pression populaire, justement, semble être le principal atout de M. Bitar dans cette bataille. « Je n’ai jamais vu autant d’enthousiasme exprimé à l’égard d’un juge. C’est un signe de confiance extraordinaire », commente Nizar Saghiyé. Lors d’un rassemblement dimanche, les parents des victimes ont fait comprendre qu’ils ne toléreront cette fois-ci aucun argument politique ou confessionnel permettant aux responsables du crime de se dérober à la procédure et qu’ils remueraient terre et ciel pour que prévale la justice.
commentaires (12)
L’intitulé de l’article est éloquent de lui-même sur l’imbrication des pouvoirs politiques et judiciaires au Liban
AntoineK
18 h 40, le 06 juillet 2021