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Ombres nées de l’ombre

Bientôt deux ans depuis le tollé artificiellement provoqué autour du concert du groupe Mashrou’ Leila à Byblos, finalement annulé après une hallucinante surenchère dogmatique et moralisatrice des partis chrétiens, l’apparition d’un grand inquisiteur en la personne du président du Centre catholique d’information, la levée d’une croisade en armures et la révélation d’une nouvelle Terra Santa sur les plages de la ville. Rappelons que ce concert était dédié au lancement de l’album Aeode que le groupe de rock libanais, porté par la voix prodigieuse de Hamed Sinno, avait conçu dans l’esprit d’une fête païenne. À Aeode, fille de Zeus, muse de la voix et du chant, y est adressée une incantation où il est question de gin (et où les dévots ont entendu « djinns »), et de foie alcoolisé « baptisé au gin, au nom du père et du fils » (le père étant ici le père récemment décédé du chanteur et ce verset un hommage à leur connivence). Comment oublier le scandale démesuré qui avait entouré ce concert, à trois semaines de sa tenue, et la diabolisation opportune de Sinno dont on a exhumé, trouvé sur sa page Facebook, un collage qu’il avait partagé deux ans plus tôt d’un portrait de Madonna en icône byzantine, métaphore un peu littérale du statut d’icône gay de la star. Oh, et puis Sinno est musulman et ouvertement gay, bouchez vos chastes oreilles, couvrez vos chastes yeux… Que ce remous nauséabond avait révélé de haine, de petitesse, d’ignorance et d’intolérance ! Toute une armée de puritains s’était rangée derrière les Torquemada de l’heure, travaillée au corps et à l’âme par des prêches de plus en plus politisés, enrobés de pensée magique, pointant des ennemis imaginaires.

Toutes les noirceurs qui suivraient étaient déjà présentes dans ce non-événement monté en épingle. « Shadows present, fore-shadowing deeper shadows to come », écrivait Hermann Melville dans les premières lignes de Benito Cereno : ombres présentes préfigurant des ombres plus profondes à venir. Ce tour de vis dans ce qui avait été présenté comme un relâchement des mœurs et un mépris des valeurs chrétiennes n’avait déjà, sans doute, d’autre raison que détourner l’attention plébéienne de la catastrophe économique imminente qui l’attendait et dont les premières convulsions se faisaient sentir. Un chanteur, des musiciens, voilà ce qu’avait trouvé la classe politique « chrétienne » adossée au clergé pour resserrer les rangs autour de ses représentants faillis.

Tandis que les échos de cette ridicule kermesse faisaient le tour du monde, offrant à Mashrou’ Leila une ultime finale sans représentation, dans les coulisses du monde des affaires chacun attendait déjà le moment d’emporter ses jetons. Encore un dernier petit mois à 14 % d’intérêts et on évacuait les dollars qu’on avait déposés dans les banques libanaises sur l’insistance de tel ou tel agent pourvu d’entregent. L’aventure n’aura pas été vaine, mais au revoir, merci, mieux valait quitter que doubler. Le départ du premier multimillionnaire ferait tomber tout le domino, sonnant le glas d’une institution qui avait fait du Liban la Suisse du Moyen-Orient. Et bien sûr, trop occupés à préserver les intérêts de « leurs communautés », les dirigeants n’avaient pas prévu d’autre plan B que leur entêtement à se maintenir coûte que coûte au pouvoir.

Soyons juste, il y avait bien un plan, tout petit, qui aurait peut-être offert une minuscule rallonge avant l’effondrement : taxer la messagerie gratuite WhatsApp. Risqué, mais au point où on en était… Le ministre a avancé l’idée, et oh la vraie boîte de Pandore qui s’est ouverte à ce moment-là ! Oh les démons qui se sont libérés! Les frileux du gin et des djinns en étaient pour leur compte. Des semaines durant, c’est un vrai peuple, un peuple fier, solidaire, fatigué des entourloupes, écœuré par l’inconsistance, l’incompétence et le monstrueux égoïsme de ses gouvernants qui a pris les rues, coupé les artères, crié, chanté, scandé sa colère jusqu’à l’épuisement. La suite, on la connaît, on y est. Elle est souffrance de chaque instant, temps perdu, encore et encore, vies usées aux limes de la veulerie politique, contraintes à courir après le minimum animal : se nourrir et élever ses enfants au lieu de mettre à profit ses belles capacités pour contribuer au développement de ce beau pays perdu. Qui, depuis Mashrou’ Leila, se soucierait aujourd’hui d’un détournement de Madonna en madone, ou du gin en djinn ? Chrétiens et musulmans, unis dans une même détresse, n’ont pas d’autres ennemis que les partisans aveuglés et leurs maîtres déterminés à se battre, comme ils l’ont toujours fait pour préserver leurs avantages, jusqu’au dernier Libanais.

Bientôt deux ans depuis le tollé artificiellement provoqué autour du concert du groupe Mashrou’ Leila à Byblos, finalement annulé après une hallucinante surenchère dogmatique et moralisatrice des partis chrétiens, l’apparition d’un grand inquisiteur en la personne du président du Centre catholique d’information, la levée d’une croisade en armures et la révélation d’une...

commentaires (1)

Et... Pour une fois on avait célébré une vrai fête d'indépendance, tout le peuple unit sans ses/ces politiciens roublards. .... Aiaiaiaiaiiii l'espoir qui a filé plus vite qu'un rêve doux...

Wlek Sanferlou

01 h 43, le 24 juin 2021

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Commentaires (1)

  • Et... Pour une fois on avait célébré une vrai fête d'indépendance, tout le peuple unit sans ses/ces politiciens roublards. .... Aiaiaiaiaiiii l'espoir qui a filé plus vite qu'un rêve doux...

    Wlek Sanferlou

    01 h 43, le 24 juin 2021

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