
Hassan Nasrallah et Michel Aoun après la signature de l’entente de Mar Mikhaël en 2006. Photo d’archives/OLJ
Des centaines de milliers de personnes affluent sur la place Riad el-Solh, agitant drapeaux libanais et scandant des slogans appelant à l’unité. La mise en scène est suffisamment bien réalisée pour donner l’apparence d’un soulèvement populaire et patriotique visant à préserver l’intérêt du Liban. C’est pourtant une toute autre musique qui se joue en ce 8 mars 2005. Les pro-Damas font une démonstration de force à Beyrouth pour s’opposer au retrait des forces syriennes. Mais cet enjeu, lui aussi, semble déjà dépassé. Avec le recul, cette manifestation ressemble à un passage de témoin : la fin de l’occupation syrienne et le début de l’OPA du Hezbollah sur le Liban. Le parti chiite a tenu à se faire discret, mais ce sont bien ses fidèles qui composent la majorité des protestataires. « Nous voulons montrer aux Américains que nous sommes la majorité des Libanais », dit l’un d’entre eux au New York Times à l’époque. « Aujourd’hui nous décidons du futur de notre nation », dit Hassan Nasrallah dans un discours prononcé sur une estrade au milieu d’une foule électrisée. Le Hezbollah ne se cache plus. Le temps est venu de faire main basse sur le pays du Cèdre. La dynamique avait été enclenchée cinq ans plus tôt.
Avec le retrait des troupes israéliennes du Liban-Sud en mai 2000, le parti chiite se concentre désormais sur la scène interne, même s’il continue de mettre en avant son action de « résistance » pour libérer les fermes de Chebaa. Les attentats du 11-Septembre 2001 et la politique américaine qui en résulte vont bousculer toute la dynamique régionale, au profit du parti de Dieu et de son parrain iranien. Si la République islamique est désignée par l’administration Bush comme faisant partie de « l’Axe du mal », l’intervention américaine en Irak et la chute de Saddam Hussein ouvrent la voie au renforcement de la présence iranienne dans toute la région. « La période post-2001 a contribué à affaiblir le “sunnisme politique” et a été le point de départ de l’ère du “chiisme politique” dans la région », décrypte un homme politique libanais de premier plan, ayant souhaité garder l’anonymat. La mort de Yasser Arafat en 2004 permet aussi à l’Iran et ses obligés de se présenter comme les principaux défenseurs de la cause palestinienne. Sur la scène interne, les choses ont évolué depuis la mort de Hafez el-Assad en juin 2000. La Syrie est affaiblie, contrainte d’entamer un bras de fer avec Rafic Hariri. Des groupes s’organisent au Liban, tel que le Rassemblement de Kornet Chehwane, soutenu par le patriarche Nasrallah Sfeir, pour réclamer le départ des Syriens. Le Hezbollah ne joue pas encore la carte de la confrontation. On lui propose même de se tailler la part du lion au sein de l’exécutif libanais en échange d’un abandon de son projet de « résistance », ce que le parti refuse.
« Nasrallah n’a pas dormi pendant plus de 24 heures »
Tout s’accélère à la fin de l’année 2004. La résolution 1559 appelant au retrait des forces étrangères et à la dissolution des milices est adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU, à la suite d’une initiative franco-américaine. « Tout cela faisait partie d’une nouvelle politique américaine visant à dessiner un nouveau “Moyen-Orient” », commente un proche du Hezbollah en référence à l’expression employée par la secrétaire d’État américaine de l’époque Condoleezza Rice. Le Hezbollah accuse Washington d’avoir tout fait pour diviser les Libanais entre 2004 et 2008. « Mais c’est au contraire le Hezbollah qui est l’un des plus grands artisans du nouveau Moyen-Orient », estime un homme politique opposé au parti chiite. L’évolution la plus importante intervient à la suite de l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri, le 14 février 2005. Un mois plus tard, une gigantesque foule envahit Beyrouth, à la surprise même des principaux organisateurs de l’événement : le 14 mars répond au 8 mars et change le rapport de forces à l’avantage des premiers. Le 26 avril, les troupes syriennes sont contraintes de quitter le Liban. Le Hezbollah est désormais seul dans l’arène. Mais il ne va pas tarder à retourner cette situation à son avantage.
Alors que les législatives auraient pu être une lutte intense entre les deux camps, avec les risques de tensions sécuritaires que cela impliquait, plusieurs partis politiques se revendiquant du 14 Mars décident de faire alliance avec le Hezbollah et Amal pour les élections. L’Arabie saoudite et la France parrainent une coalition quadripartite entre Amal, le courant du Futur, le Parti socialiste progressiste et le Hezbollah. Les Forces libanaises (FL) en sont également un partenaire implicite. L’un de leurs candidats, Edmond Naïm, se présente sur une liste comportant un membre du parti de Dieu. Tout semble encore possible à l’époque, le Hezbollah n’étant pas sorti de sa zone grise. Si bien que Sethrida Geagea entend se rendre dans la banlieue sud pour tenir une réunion conjointe avec les cadres du parti et annoncer les résultats. « Nasrallah n’a pas dormi pendant plus de 24 heures, évaluant les impacts d’une telle visite. Finalement le Hezbollah dit à Sethrida qu’elle ne pouvait pas se rendre à Haret Hreik parce que cela n’était pas toléré par le parti », raconte une source proche du Hezbollah.
Pour la première fois depuis sa création, le parti de Dieu entre au gouvernement en juillet 2005. Cette décision stratégique a un objectif très clair : se préparer à hériter de la tutelle syrienne. Très vite, cela dit, la coalition quadripartite implose en raison des visions antagonistes de ses membres et suite à une série d’assassinats politiques imputés à l’axe syro-iranien. Un tribunal international est réclamé pour juger l’assassinat de Rafic Hariri, contre la volonté du puissant parti chiite. « Le Hezbollah était favorable à la formation d’un tribunal arabe », affirme un cadre du parti. Dans ses mémoires, l’ambassadeur saoudien de l’époque Abdel Aziz Khoja confirme cette version mais y ajoute une anecdote surprenante. Le diplomate raconte que Nasrallah lui a proposé lors d’une de leurs réunions la formation d’un tribunal arabe et que c’est cette proposition qui lui a donné l’idée de réclamer un tribunal international.
« Un nouvel accord du Caire »
L’heure est à l’extrême polarisation et le pire est encore à venir. La division entre le 14 et le 8 Mars prend le dessus sur tout le reste. « Les forces du 14 Mars se soumettaient aux desiderata franco-américains, ce qui a poussé le Hezbollah à chercher ailleurs une couverture », dit un cadre du parti. Les jalons de l’alliance avec le Courant patriotique libre sont posés. De nombreux médiateurs jouent les intermédiaires entre les deux partis que rien ne semblait devoir rapprocher. Les aounistes appartiennent au 14 Mars et leur leader ne cesse de faire des déclarations en faveur de la souveraineté et du rétablissement de l’État. Mais Michel Aoun, sorti grand vainqueur des législatives de 2005, estime ne pas avoir été traité à sa juste valeur par le mouvement souverainiste. Il voit dans le rapprochement avec le Hezbollah une opportunité de s’affirmer comme l’homme fort du pays. L’accord d’entente est signé le 6 février 2006 à l’église Mar Mikhaël. Le Hezbollah change immédiatement de statut, devenant l’allié stratégique du plus grand parti chrétien, qui assure une couverture à ses activités et lui ouvre les portes d’une influence sur l’État dont il ne pouvait pas encore rêver.
À l’époque, le Hezbollah n’est pas perçu par les acteurs régionaux uniquement comme le bras armé d’un pays ennemi. L’Arabie saoudite entretient des relations cordiales avec le parti et se pose en médiateur pour apaiser les tensions avec les forces du 14 Mars. Une réunion est organisée à Riyad entre Saad Hariri, Hussein Khalil (Hezbollah) et Ali Hassan Khalil (Amal) sous les auspices du roi Abdallah. Le Hezbollah souhaite être consacré comme partenaire dans le mécanisme de décision au sein du gouvernement. Le parti suggère la formation d’un comité ministériel réduit qui tienne des réunions et s’accorde sur l’établissement de l’ordre du jour. Fouad Siniora, alors Premier ministre, rejette cette suggestion et déclare : « Je ne veux pas de ce qui ressemble à un nouvel accord du Caire », en référence à l’accord de 1969 qui a consacré l’implémentation des forces armées palestiniennes au Liban. Siniora semble être le seul à comprendre l’enjeu de la demande : le Hezbollah réclame désormais un droit de regard sur tout. Avec sa puissance et ses armes, il peut fausser le jeu politique et bouleverser les rapports de forces au sein des institutions libanaises.
Les semaines passent et la tension ne redescend pas. Alors que Hassan Nasrallah promet aux Libanais un été calme, son parti enlève deux soldats israéliens le 12 juillet 2006. Israël saute sur l’occasion pour déclencher une guerre visant à éliminer une milice désormais considérée comme la principale menace à son encontre. Le Hezbollah profite à fond de la couverture que lui offre Michel Aoun, pour ne pas se retrouver isolé. Le gouvernement Siniora s’active de son côté pour trouver un accord qui permette de mettre fin aux hostilités. La résolution 1701 est adoptée le 11 août 2006 et instaure un cessez-le-feu entre les parties. Elle entraîne le retrait des forces israéliennes, le déploiement de l’armée libanaise et le renforcement de la Finul au Liban-Sud. Le parti chiite a perdu la bataille militaire mais largement gagné la bataille psychologique et médiatique. L’armée israélienne n’est pas parvenue à atteindre ses objectifs et a même subi plusieurs revers importants. Le Hezbollah vit un moment d’euphorie et profite d’une nouvelle aura au Liban et plus largement dans tout le monde arabe. Comment marginaliser alors celui qui, pour beaucoup, vient de remporter une « victoire divine » contre l’armée la plus puissante de la région?
« Vous devrez passer sur mon cadavre »
La politique interne reprend tout de même ses droits. Le 8 et le 14 Mars sont toujours à couteaux tirés sur la question du Tribunal international. Le conflit s’intensifie jusqu’à ce que les ministres du Hezbollah et Amal démissionnent du gouvernement en décembre 2006. Dans la foulée, le parti chiite et ses alliés appellent à des sit-in au centre-ville de Beyrouth pour renverser le gouvernement Siniora, qui réussit à tenir bon et ne fait aucune concession. Le parti de Dieu laisse entendre qu’il se prépare à prendre d’assaut le Grand Sérail. La division sunnite-chiite prend de l’ampleur. L’ambassadeur saoudien décide cette fois-ci de hausser le ton. « Si vous voulez entrer dans le Grand Sérail vous devrez passer sur mon cadavre », prévient-il. Nabih Berry, le chef du Parlement, ne parvient plus à jouer son rôle de médiateur entre les deux camps. L’heure est à la confrontation politique. Elle atteint son paroxysme au printemps 2008 quand le gouvernement décide de limoger le chef de l’appareil de sécurité aéroportuaire, Wafic Choucair, considéré comme un proche du Hezbollah, et de démanteler le réseau de communication du parti chiite. Une « déclaration de guerre », du point de vue de Hassan Nasrallah. Fini le temps du compromis, le Hezbollah décide de montrer les muscles et de dévoiler sa vraie nature. Le parti envahit Beyrouth le 7 mai, réveillant le spectre de la guerre civile et traumatisant toute une population. Le message est limpide et va s’inscrire dans toutes les têtes : «Voilà ce qui vous attend si vous vous en prenez à nous. » Le diktat – sur les dossiers que le parti considère comme stratégiques – ou la guerre : le Hezbollah change l’équation politique et contraint toutes les autres parties à s’adapter à cette nouvelle réalité. Toute épreuve de force politique est condamnée à finir dans le sang. Le compromis jusqu’à l’absurde, dont le Hezbollah doit être l’arbitre, devient la règle d’or. L’accord de Doha, conclu le 21 mai 2008, consacre cette nouvelle réalité. Les forces du 14 Mars ont pris un sérieux coup sur la tête mais n’ont pas encore renoncé à se battre. Pas question de répéter le scénario de 2005. Les législatives de 2009 doivent être le théâtre d’un affrontement frontal entre les deux camps. Jamais élections n’ont été aussi polarisées dans l’histoire libanaise. Les partis du 14 Mars l’emportent largement. Mais Saad Hariri opte, dans la logique de Doha, pour la formation d’un gouvernement d’union nationale sous le slogan « Le ciel bleu accueille tout le monde », sur fonds d’un compromis régional entre la Syrie et l’Arabie saoudite. La victoire des forces du 14 Mars ne leur laisse pas les mains libres pour gouverner. Le Hezbollah fait pression pour que le gouvernement renonce au Tribunal international, qu’il craint comme la peste. Face au refus des forces du 14 Mars, il fait tomber le gouvernement Hariri le 12 janvier 2011, après la démission de onze ministres. Les opposants au parti chiite y voient la main de Téhéran qui cachait à peine son hostilité à l’égard de l’accord syro-saoudien. Peu de temps après la démission du gouvernement Hariri, Walid Joumblatt se rend à Damas pour rencontrer Assad et soutenir le retour de Hariri à la tête du gouvernement. Assad s’y engage. Quelques jours plus tard, Hussein Khalil et Ali Hassan Khalil se rendent en Syrie pour rencontrer le président et lui demandent de faire un autre choix. C’est, selon une personne présente à la réunion, une demande iranienne. Les deux Khalil rentrent de Damas, rencontrent Joumblatt après minuit et l’en informent, à la grande surprise du leader druze.
Appel d’Obama
Le gouvernement de Nagib Mikati, jugé moins hostile à l’Iran que Hariri, voit le jour en juin 2011. Mais ce qui se passe sur la scène libanaise, tout au long de la décennie suivante, devient presque anecdotique. C’est la scène régionale qui dicte le tempo général et modifie profondément la donne. L’intervention du Hezbollah en Syrie lui donne une nouvelle envergure, puisqu’elle fait de lui un acteur régional de premier plan, en même temps qu’un catalyseur de tensions entre sunnites et chiites. Le début des négociations nucléaires entre les États-Unis et l’Iran donne une forme de légitimité à l’influence iranienne dans toute la région, influence largement renforcée à la suite de l’éclatement des printemps arabes. Le gouvernement Mikati démissionne le 22 mars 2013. Près d’un an plus tard, le Premier ministre désigné Tamam Salam, qui ne parvient pas à former un gouvernement depuis des mois, celui-ci étant lié à l’évolution des tractations américano-iraniennes, reçoit un appel de Barack Obama. Le président américain l’informe que le moment est venu de former le cabinet. À la même époque, le ministre iranien des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif se rend au Liban et fait passer le même message. L’heure est à la coopération. Hariri entame un dialogue avec le parti chiite qui ne sera jamais remis en question depuis. Le parti de Dieu est en train de gagner sur tous les plans : la guerre syrienne le renforce, l’accord nucléaire lui donne une légitimité, la double couverture sunnite et chrétienne lui laisse les mains libres pour dominer la scène politique libanaise. En 2016, 30 ans après sa création, il est enfin dans une position de tirer toutes les ficelles. Il est partenaire ou allié stratégique avec les trois pôles du pouvoir : le président de la République Michel Aoun, le Premier ministre Saad Hariri et le chef du Parlement Nabih Berry. Le Hezbollah n’a pas complètement infiltré l’État ou en tout cas pas fini d’achever son OPA. Son influence directe sur les institutions libanaises reste plus limitée que celle de beaucoup d’autres parties, la formation chiite n’ayant pas une armée de fonctionnaires à ses ordres dans tous les recoins de l’État. Mais sa force lui permet d’orienter les décisions en sa faveur, de paralyser toute évolution qui lui déplaît et d’imposer ses lignes rouges. Et ses alliances politiques de les faire respecter sans même devoir à montrer les muscles. Il devient le maître du jeu sans ne plus avoir besoin de recourir aux bras de fer ou aux assassinats politiques. Seul le soulèvement d’octobre 2019 menace cette situation rêvée. Mais le Hezbollah éteint le mouvement de protestation en se positionnant comme le principal parrain d’un système qu’il a lui-même œuvré à dérégler à son profit. Et le parti se prépare pour la suite. S’il se satisfait de la situation actuelle, il sait que la crise existentielle que traverse le Liban, ajoutée à un contexte régional qui voit la diplomatie faire son retour, peut aboutir à la modification de la structure du système libanais. Une occasion en or de consacrer l’ère de la domination chiite dans le marbre de la Constitution.
Des centaines de milliers de personnes affluent sur la place Riad el-Solh, agitant drapeaux libanais et scandant des slogans appelant à l’unité. La mise en scène est suffisamment bien réalisée pour donner l’apparence d’un soulèvement populaire et patriotique visant à préserver l’intérêt du Liban. C’est pourtant une toute autre musique qui se joue en ce 8 mars 2005. Les...
commentaires (17)
Le Hezbollah s'est substitué à l'Etat car il n'y plus d'Etat,la nature n'aime pas le vide. Ce mouvement, bien qu'inféodé à des puissances étrangères malveillantes, n'en est pas moins le plus soudé, le mieux organisé organisé et le plus cohérent (exclusivement chiite); et cette communauté est devenue majoritaire relative (la principale "communauté" en nombre) au détriment des maronites, mais pas encore de l'ensemble des catholiques, et surtout de l'ensemble des Chrétiens. Et pourtant, le Hezbollah fait déjà la Loi; cette organisation constitue un État dans l'état. Il n'y a donc plus d'Etat puisque l'existence de la composante majoritaire de la nation libanaise, les maronites (catholiques), qui justifiait l'existence même de la nation, donc de son État, de sa souveraineté a été hypothéquée par l'invasion palestinienne, qui provoqua la guerre civile que l'on sait, et la suite. Si à sa naissance les maronites constituaient à eux-seuls la composante absolument majoritaire du LIBAN, l'ensemble de tous les chrétiens aujourd'hui au Liban représente moins de la moitié de la population. Le Liban a perdu son âme.
Zahar Nicolas
16 h 05, le 25 juin 2021