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Une citoyenneté imparfaite

Une citoyenneté imparfaite

© Ieva Saudargaité Douaihi, in Beyrouth ville nue, Medawar édition/L'Orient des Livres, 2019.

Il ne fait aucun doute que Nawaf Salam est porteur, à travers son nouvel ouvrage, d’une réelle volonté de réforme qui aurait peut-être pu empêcher l'effondrement actuel s'il avait été en mesure de diriger un gouvernement avant le compromis de 2016 et l'avènement du régime qui a conduit à l’écroulement du Liban. Force est de constater cependant que le modèle de réforme proposé est devenu insuffisant dans un pays soumis à l’hégémonie des armes.

En plus du renforcement du rôle des institutions étatiques et de l’amélioration de leurs performances afin de promouvoir la réforme, Salam pose les piliers du développement économique : des agricultures compétitives, des industries basées sur les nouvelles technologies, ainsi que l'élargissement de l'économie verte. Mais il ignore le tourisme et les services, en particulier ceux liés à l'économie de la connaissance et à ses applications techniques dans lesquelles excelle la jeune génération libanaise milléniale.

Nawaf Salam a raison de dire que le statut du citoyen n’a pas été consolidé, compte tenu des nombreux obstacles qui l’empêchent d’obtenir ses droits en dehors de son appartenance à un groupe communautaire.

Les communautés ont à présent atteint l'apogée de leur pouvoir, mais leur excès de force n’a pas été sans gaspiller les droits de l'individu et bafouer sa dignité, en le volant, l'affamant, le privant de médicaments, d'électricité et d'eau, en dégradant son système éducatif, en l'isolant de son environnement arabe et en détruisant les fondements de son économie.

Pour Salam, le processus d’individuation se poursuit et continue même de croître régulièrement en dépit de la persistance du facteur communautaire, grâce à de multiples facteurs auxiliaires économiques, sociaux, culturels et idéologiques. Il fait particulièrement référence dans ce cadre au discours idéologique valorisant l'initiative privée et le goût du risque, en particulier celui de Michel Chiha, qui glorifie la liberté « au-dessus de la nourriture », loue le Liban comme le pays de l'innovation quotidienne et défend « l'intelligence libanaise » comme un capital de base synonyme d'esprit d'initiative individuelle.

Nawaf Salam énumère toutefois ces idées comme si elles le provoquaient, les assimilant à ce qu'il appelle le courant « libaniste », avec une connotation sans doute péjorative vis-à-vis de ce qui apparaît effectivement comme une libanité. Bien qu'étant en faveur de l'émergence de l'individu, il va jusqu’à considérer toute cette conception comme radicale dans l’individuation libanaise.

Il estime également que le débat sur les traits constitutifs de la « personnalité libanaise » sont des « prétentions scientifiques », oubliant sans doute que le livre de Jamal Hamdan La Personnalité de l'Égypte est l'un des livres les plus importants de la sociologie arabe – sans parler de la contribution d'Ali el-Wardi à la personnalité irakienne.

Le portrait élaboré entre autres par Chiha, Jawad Boulos et Charles Malek, qui « prétend dresser les caractéristiques du Libanais, l’invite en fait à s’approprier » ces traits, dit-il, et « influence la conscience de l’individu », l’appelant à « affirmer son indépendance ». Et pourquoi pas ?

Du reste, il n’adresse pas de critique similaire à l’excès d’« arabisme » ou de « palestinisme » du Mouvement national de l'époque, qui a soutenu l'OLP et contribué à l'érosion de la souveraineté.

L’auteur évoque ensuite d'autres facteurs liés à l'émergence de l'individuation, comme l'expansion des villes qui génèrent de nouvelles formes d'organisation sociale et affaiblissent les hiérarchies socio-familiales, ou l'importance de la salarisation dans la promotion de la responsabilité individuelle, cependant perturbée par le clientélisme. La diffusion des modèles culturels d’individuation a par ailleurs aidé à tracer des lignes générales pour l'émergence de la conscience individuelle : en attestent la production littéraire et la grande diffusion de l’éducation, qui contribuent à discipliner la pensée rationnelle. Salam apprécie à leur juste valeur les nombreuses luttes et réalisations du mouvement des femmes qui ont soutenu les droits des femmes et contribué à la croissance de l'individualisme.

Il estime cependant qu'il existe encore des obstacles à l'achèvement du processus d’individuation, entravé par les liens communautaires et familiaux qui perdurent et qui sont reproduits du fait de la diffusion des écoles à caractère religieux. L'individu se retrouve de ce fait écartelé entre deux systèmes de valeurs contradictoires et les différentes stratégies d’action qui en découlent – d’autant que ses conditions « civiles » restent également suspendues et inchangées, ce qui n’est pas sans donner du poids aux traditions et renforcer les résistances communautaires, obstacles principaux à l’individuation.

Pourquoi alors cette référence à « l’excès » d’individualisation de la part de la tendance « libaniste » ? Cette remarque pourrait-elle s'appliquer quelque peu à lui, de sorte qu'il serait lui-même attiré par la nostalgie de ses expériences personnelles de lutte ?

Mais les obstacles à la pleine citoyenneté ne sont pas seulement liés aux liens communautaires, relève Nawaf Salam. La Constitution libanaise stipule la pleine égalité entre les citoyens, juridique comme politique. L'égalité juridique est confirmée dans le cadre du droit pénal en ce qui concerne leurs biens et en droit civil sans discrimination résultant de leur appartenance religieuse ou de leur situation sociale. Cependant, la question change au niveau du statut personnel, et l'égalité s’inverse en raison de l'impact résultant de l'affiliation obligatoire et indispensable à une communauté spécifique. Ce qui fait que le chemin vers la fonction publique est presque complètement fermé pour les membres des communautés dites minoritaires, à l'exception des six grandes communautés, bénéficiaires de quotas de participation déterminés.

L’exemple qu’il donne de la pratique discriminatoire du Conseil d’État porte atteinte à l’article 12 de la Constitution par l’application stricte du système de répartition communautaire. Le Conseil avait annulé une plainte déposée par des individus appartenant à des minorités qui avaient réussi un concours d’entrée, mais auxquels des candidats moins bien classés avaient été finalement préférés en raison de la sous-représentation de leurs communautés au sein de l’administration. Indépendamment du fait que ce système sectaire nuit à « l'intérêt de l'État », il s'applique même aux emplois qui nécessitent des compétences spécifiques et un certain degré de technicité. Cela équivaut à peu près à dire aux individus que leurs droits à occuper des postes publics ne sont pas liés à leur mérite et ne découlent pas d'une citoyenneté commune, mais plutôt de leur appartenance à leurs communautés en premier lieu.

Le principe de la répartition sectaire des postes publics, censé réguler l'état de coexistence entre communautés, est devenu une source de conflit et de confrontation entre elles – ce qui aura pour effet d’affaiblir la légitimité et l'autorité de l'État, sans parler de l'efficacité de son administration.

La conclusion de Nawaf Salam est juste : les logiques sectaire et individuelle coexistent aujourd'hui dans la société libanaise et ne s'annulent pas, en dépit des tensions. La nécessité actuelle est bien de combiner en un seul système, de manière créative, l'expression des identités collectives et la création d'espaces politiques pour l'individu.

Puisqu'il conclut que la responsabilité de l’entrave au développement de la citoyenneté incombe à l'État, en citant cette phrase de Durkheim : « Plus l'État est fort, plus l'individu est respectable », il est, partant, plus que jamais de notre devoir de reprendre notre État fort à ceux qui l’ont confisqué.

Mona Fayad

Traduit de l’arabe par Michel Hajji-Georgiou

Il ne fait aucun doute que Nawaf Salam est porteur, à travers son nouvel ouvrage, d’une réelle volonté de réforme qui aurait peut-être pu empêcher l'effondrement actuel s'il avait été en mesure de diriger un gouvernement avant le compromis de 2016 et l'avènement du régime qui a conduit à l’écroulement du Liban. Force est de constater cependant que le modèle de réforme proposé...

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