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Nos Lecteurs ont la Parole

Juste une fenêtre à Achrafieh

Le 4 août. Je n’ai pas été soufflée. Ma fenêtre à Fassouh l’a été.

Alors qu’enfant je passais un bon moment accoudée à ma fenêtre à Bramiyeh (un beau quartier au nord-est de Saïda) qui donnait sur les vergers d’orangers, les briques des toits, les dattiers et la mer, puis sur l’autoroute qui mène à Beyrouth, je voyais des lumières reluire de loin. Pour moi, la lumière, c’était Beyrouth.

J’adorais cette fenêtre le soir pour compter ces étincelles comme on compte les étoiles. J’imaginais des scènes, je rêvais de la scène, une petite Bovary qui rêve de bal. Je languissais et pensais aux bancs et ruelles où j’irai trotter quand j’allais devenir enfin étudiante à Beyrouth pour déguster tout ce que cette ville inéluctablement charmante et colorée allait m’offrir. J’attendais mes dix-huit ans pour faire tout ce que l’on fait à cet âge (sorties, soirées, liberté, alcool, errance nocturne, errance diurne, sécher un cours, sécher ses vêtements, premier vertige d’amour ou de… soûlerie, perte d’équilibre, perte de… repères). J’attendais le moment où je serai enfin beyrouthine comme il se doit, parce que j’en rêvais depuis toujours. Les studios de danse, les meilleurs profs de lettres à l’USJ, leurs cours qui nous offraient de multiples orgasmes intellectuels – plusieurs fois par jour ! Les restos, les cafés, les bars et les odeurs de Mar Mikhaël où se mêlent les baguettes au citron de la tequila, au basilic du gin, aux meilleurs pizzas et burgers… et surtout à l’odeur de la mélasse de grenade chuter sur les couleurs du fattouch qui se mêlent, à leur tour, aux anciennes dalles, aux arcades et persiennes.

Les petites ruelles et allées, les petits pots et les escaliers de tous les saints qui mènent à Achrafieh, puis les descentes vers Sodeco, car c’est déjà le matin et le campus des sciences humaines qui nous guette de loin regarde du haut de son intellect – mais d’un regard affectueux et enlaçant – les belles briques, la mini-forêt et les nénuphars du campus des sciences médicales. Les vieilles librairies, les braderies, les salons du livre, les livres qu’on achetait. Les livres qu’on lisait. Métropolis et son cinéma particulier. Les musées. Les glaces, surtout en hiver. La vodka « janérek ». Les carillons qui nous tiennent compagnie le matin d’un dimanche déprimant car on n’est pas allé voir ni ses parents ni ses amis qui hikent ou skient à la montagne, et que toute la ville semble tout d’un coup vide et solitaire car on attend un appel… ou un miracle pour en finir avec la dissertation. Les déjeuners tôt et les dîners tard. Les drinks un mercredi après un hot-dog pour atténuer l’absinthe, car on se prend pour un Baudelaire ou un Cocteau. Gibran et Feyrouz sur les murs. Puis Gebran Tuéni inhumé à Mar Mitr. Les articles des Samir Atallah, Frangié et Kassir. Les explosions. Le danger, l’avenir incertain. Et pourtant, une dynamique de jeunesse, un apprentissage fin, des convictions nobles et audacieuses, un mode de vie audacieux pour vivre ses folles convictions loin de l’hypocrisie et de la naïveté des banlieues, des villages et des soi-disant villes… J’attendais Beyrouth « l’unique, la seule à être implorée pour ce que nous désirons », la saisissante, l’enchantée enchanteresse, l’innocente femme fatale, la femme totale qui n’a pas et n’aura point d’égal. J’attendais Beyrouth parce que j’étais déjà beyrouthine avec un penchant pour Achrafieh. J’étais achrafiote de naissance, moi qui vivais à Bramiyeh.

J’habite à Beyrouth depuis 2009, elle, qui habite en moi depuis toujours. Dix ans plus tard, certaines choses ont changé. Le résultat des crises chroniques. Une réaction : le 17 octobre, une lueur, une lutte non réversible. Puis le 4 août. Explosion de la ville.

Silence.

J’avais raison quand j’étais encore une petite Emma. Je le savais. Beyrouth qui apparaissait de loin sous forme de lumières étincelantes parvenant des autoroutes était véritablement « lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché. Mon âme ». Notre pays si richement varié à l’image de notre cuisine, de nos dalles et nos saisons, on veut nous faire croire que sa richesse est division, que nous ne sommes pas une nation, que patriotisme est racisme, que l’ouverture est trahison, que l’identité libanaise n’existe pas et qu’il vaut mieux choisir les cantons, l’émigration, même l’immigration… tous des euphémismes du bannissement. Et maintenant, alors que mes candidatures, comme celles de tous les jeunes, abordent les rivages d’un golfe quelconque, alors que je me mets à ma fenêtre détruite et que je n’ai plus de port – un port que je n’ai jamais vu car il y avait toujours du béton –, je suis incapable de voir la lumière briller de tout ailleurs même si elle y est.

Ma fenêtre à Fassouh a été soufflée. Le loueur l’a reconstruite. Je m’y accoude toujours comme quand j’étais à Bramiyeh. Une pleine lune traverse le ciel et perce l’ombre du béton. Je pense à un petit hérisson dans le brouillard qui, après avoir enduré tous les obstacles dans une forêt dantienne, se réunit enfin avec son ami l’ourson et lui dit : « C’est quand même bien que nous soyons réuni(e)s », ma ville et moi, à nouveau. Les étoiles se trouvent ailleurs ? Une thèse à la Sorbonne, des projets de danse en Russie, une potentielle vie brillante dans un Golfe fade qui me sera toujours quelconque… l’État, l’Eldorado, le rêve du néo-Nouveau Monde. Tout ce dont on a besoin se trouve ailleurs. Tout ce dont on rêve se trouve ici.

Non. Ce billet n’est pas un « et pourtant » ni une reconnaissance à la manière des religieux qui veulent forcer l’optimisme partout et qui se régalent de la peine même d’exister. « Je suis » ne m’a jamais suffi ! Mais il s’agit de voir la fresque dans sa totalité et d’observer ses perspectives et ses dimensions enfouies. Il est quelque chose d’inébranlable, de bizarrement rationnel et non illusoire qui admet évidemment la chute, mais revoit Beyrouth pour ce qu’elle « resera » – et qu’il est bon de le garder, surtout après que tout a changé. Il est, pourtant, des choses qui n’ont point changé : nos petites traditions et nos marhaba, l’odeur du zaatar, le sens de ce je ne sais quoi qui a fait courir trois hommes à mon secours, avec bouteille d’eau, chaise et téléphone, car je suis tombée d’un seul escalier à Nazareth, alors que ma dangereuse chute juste devant les portes du RER à Paris était solitaire. J’aime mon pays – qui n’a rien à voir avec le non-État. J’aime Beyrouth et je n’ai pas à me défendre ni à écouter, en écrivant, les silencieux contre-arguments – et que vient faire d’ailleurs l’argumentation quand on parle d’amour ? Et quel effet aurait encore le cynisme sur les épuisés Riders on the Storm? Certes, résistance et résilience sont devenues désuètes. L’espoir ne l’est pas – à condition qu’il soit collectif–, car l’inverse est soumission, selon Édouard Saïd ; l’inverse n’est pas fatal, selon Samir Kassir.

Comme tous les jeunes, je ne sais dans quel futur espace me projeter, mais je suis fidèle à mon enfance et au temps spiral qui m’emmènent à la fenêtre, à mes convictions, et je sais que partir – être banni ! –, c’est souvent pour retourner. La fenêtre de Bramiyeh rêvait d’Achrafieh. L’enfant savait. La ville rêve de cité. L’aventure, la lutte (optionnelle), le bannissement forcé, le retour, les rêves, les étoiles… juste pour une fenêtre à Achrafieh.


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Le 4 août. Je n’ai pas été soufflée. Ma fenêtre à Fassouh l’a été.Alors qu’enfant je passais un bon moment accoudée à ma fenêtre à Bramiyeh (un beau quartier au nord-est de Saïda) qui donnait sur les vergers d’orangers, les briques des toits, les dattiers et la mer, puis sur l’autoroute qui mène à Beyrouth, je voyais des lumières reluire de loin. Pour moi, la...

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Je vous dois un grand Merci. Cela fait des décennies que j’ai été déraciné, des décennies que je ferme mes volets sur des paysages de l’Occident... Il a suffi que vous inscriviez ces quelques mots vivants, pour que je respire de nouveau, une dernière fois peut-être, l’air que me ramenait la fenêtre de ma jeunesse, une de ces innombrables fenêtres qui donnaient sur Beyrouth ! Merci.

ABINADER Mario

01 h 19, le 01 juin 2021

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Commentaires (1)

  • Je vous dois un grand Merci. Cela fait des décennies que j’ai été déraciné, des décennies que je ferme mes volets sur des paysages de l’Occident... Il a suffi que vous inscriviez ces quelques mots vivants, pour que je respire de nouveau, une dernière fois peut-être, l’air que me ramenait la fenêtre de ma jeunesse, une de ces innombrables fenêtres qui donnaient sur Beyrouth ! Merci.

    ABINADER Mario

    01 h 19, le 01 juin 2021

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