Rechercher
Rechercher

Lifestyle - Photo-roman

« Au moins, pendant la guerre, on ne comptait pas et on se pensait intouchables »

À mesure que nos quotidiens rétrécissent et ne se résument plus qu’à faire des comptes, on oublie de se demander si nos vies comptent encore...

« Au moins, pendant la guerre, on ne comptait pas et on se pensait intouchables »

Photo G.K.

« Quarante-quatre, quarante-cinq… quarante-six... » Mardi dernier à l’aube, le 13 avril donc, alors que tu te recouvrais les joues d’un nuage de mousse à raser en ne forçant pas trop parce que ça coûte un bras désormais, une voix ensommeillée au fond du poste radio avait presque murmuré comme tous les autres matins : « Bonjour à nos auditeurs, nous sommes le 13 avril 2021. Plein soleil sur l’ensemble du territoire libanais avec une température maximale de 22 degrés Celsius… » La voix avait à peine terminé sa phrase que tu avais aussitôt arrêté la radio et ton sacro-saint rituel de rasage, puis tu t’étais mis à compter sur le bout des doigts. « Quarante-cinq, quarante-six ans… Déjà ! » Tout d’un coup, comme chaque année, cette date avait remué les mêmes souvenirs, toi donnant le bain à Ghassan dans les abris, toi assis sur ton bureau entre les sacs de sable, toi et elle en slow Joe Dassin dans une boîte de nuit à Jounieh en temps d’accalmie ; le générique du flash info de la Voix du Liban et le sifflement des lanternes Lux. Remontés à la surface, ces souvenirs avaient provoqué en toi les mêmes symptômes, une sensation ambiguë qui ressemblait bizarrement à de la nostalgie. Ce 13 avril encore, tu ne comprenais toujours pas par quelle acrobatie mentale tes souvenirs de guerre s’étaient rangés dans la case des bons souvenirs.

Dans la même rubrique

« C’est bien vous, la mère ? »

Prisonnier ou automate

En même temps, dans le miroir en face, fendillé par le souffle de la double explosion du 4 août, ton reflet en miettes, tu as trouvé qu’il te correspondait bien, au fond, ce reflet décomposé. Ces morceaux de toi à ce point branlants et maladroitement recollés que tu t’es demandé comment ils tenaient encore. Tu t’es posé la même question en observant dans la rue ces visages vidés de vie, mais qu’une force occulte continuait de porter. Comment vous faites, ces gens, toi, pour sortir de vos lits, vous lever, mettre la radio ou la télé en marche ; recevoir en pleine figure, entre deux coupures de courant, le jet d’eau brûlant des mauvaises nouvelles, et tout de même s’habiller, sortir, travailler quand vous en avez l’occasion, bref, continuer à vivre ? Tu n’en as pas la moindre idée. Comme eux, la succession de coups reçus depuis 1975, et encore plus ceux de cette dernière année, t’ont noyé dans un état second. Entre l’incompréhension de la douleur et la douleur de l’incompréhension, comme eux, ta vie n’a plus de place. Semblable à celui d’un prisonnier ou en tout cas d’un automate, ton quotidien s’est réduit à si peu d’activités, dont la principale est de compter. Avant d’oser mettre en marche ta chaufferette électrique, tu fais le calcul des autre appareils branchés. Tu déconnectes le frigo, tu allumes la petite lampe et l’air conditionné. Tu connais l’exercice par cœur. Devant le cimetière du quartier, tu comptes tes amis emportés par le virus, les jours écoulés depuis ta seconde dose, le nombre de boîtes d’anticoagulants qu’il reste dans ton stock. Le prix, une fois les subventions levées, tu n’oses même pas en faire le calcul. D’ailleurs, chez le marchand de journaux au coin de la rue, avec qui vous aviez l’habitude de déclamer Saïd Akl et al-Moutanabbi, vous essayez de sonder ensemble ce que les caisses asséchées de la Banque du Liban recèlent encore de nos économies. Chez le moindre commerçant de quartier, tu n’entends plus que des clients commencer leurs phrases par « lollars » et les terminer par : « Ça peut aller en carte de crédit ? » À la banque, tu attends ton tour sous la pluie et dans le vent, tu comptes parfois les heures à voir lentement s’égrener les chiffres jusqu’à celui sur le petit papier auquel tu t’accroches. Et une fois au guichet, à défaut de saisir les calculs ubuesques et unilatéraux auxquels se livre cette insolente banquière, tu te suffis à compter ce qu’ils t’ont pris. Soixante ans de nuits sans sommeil, de patrons humiliants, de taxes payées et une maigre retraite qui ne représente plus grand-chose aujourd’hui. Pas la peine de compter.

Dans la même rubrique

« Pour la première fois de ma vie, je me sens en danger à Beyrouth »

Au moins, pendant la guerre...

Seul et vulnérable dans les rayons de supermarché, tu comptes discrètement les billets froissés dans la poche de ton costume et tu t’adonnes à de laborieux calculs mentaux, remplaçant ta mousse à raser par une autre moitié prix, te passant du whisky que tu bois pourtant tous les soirs depuis voilà cinquante ans. Tu as peur de ce qu’il te reste comme économies pour ce mois et en même temps, tu as tellement honte d’appeler ton fils et de lui demander un coup de pouce. « Plutôt mourir », c’est toi qui me l’as dit dans un élan de dignité déplacé qui m’a crevé le cœur. Parfois, comme mardi dernier, il t’arrive d’aussi de compter les années qui te séparent du 13 avril, tu comptes les guerres et les amis, les proches qu’elles t’ont arrachés, sans jamais comprendre, sans jamais de pardon. Les fois où un morpion encagoulé t’a humilié à un barrage, où tu as dormi dans la salle de bains des invités, où tu as dû sprinter vers l’école, sous les obus, pour récupérer les enfants, tu comptes la somme des miracles qui t’ont fait frôler la mort en y échappant à chaque fois. « C’était horrible, oui, et sans doute totalement impensable pour quelqu’un qui n’a pas vécu la guerre. Mais entre nous, cette fois, c’est différent, c’est plus dur. Au moins pendant la guerre, on ne comptait pas et on se pensait intouchables », m’as-tu confié la voix étouffée, les épaules en bernes, mais d’une élégance intacte, intouchée, dont seuls les hommes de Beyrouth détiennent le mystère. Ces hommes-là, autrefois puissants, intouchables, qui aimaient faire la fête, faire la cour et faire de l’argent (à la sueur de leur front), conduire très vite, boire beaucoup, fumer et finir par se faire construire une maison dans le village de leur enfance. Ces hommes-là jadis plus larges que la vie, à l’image de leur ville et dont on n’aurait jamais cru que leur existence se résumerait un jour à de pauvres comptes absurdes et humiliants. On en croise tous les jours dans les rues de Beyrouth, de ces derniers gardiens d’un âge béni, comme je t’ai croisé chez mon légumier le 13 avril. « Nos vies n’ont aucune valeur pour eux ! » m’as-tu répété deux fois, essoufflé. « Tenez cette bouteille d’eau, Monsieur A., je n’accepte pas que quiconque vous mette dans cet état, avait accouru le légumier. Je les tue, ceux qui vous fâchent. Qu’ils aillent en enfer ! » Je t’ai pris en photo et je suis parti, surpris par mon sourire, par autre chose que le prix des choses, ému par toi et par la beauté du geste du légumier. Un geste si simple mais qui m’a tout d’un coup semblé tellement précieux. Une bouteille d’eau, aujourd’hui sans valeur pour monsieur A., pour lui rappeler simplement qu’il compte.

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

« Quarante-quatre, quarante-cinq… quarante-six... » Mardi dernier à l’aube, le 13 avril donc, alors que tu te recouvrais les joues d’un nuage de mousse à raser en ne forçant pas trop parce que ça coûte un bras désormais, une voix ensommeillée au fond du poste radio avait presque murmuré comme tous les autres matins : « Bonjour à nos auditeurs, nous sommes le...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut