Mon « Si »*, mon pays !

Si la guerre en 1975 n’avait pas eu lieu!

Et qu’il n’y avait pas eu ce maudit 13e jour d’avril 1975, qui a bouleversé le destin de notre pays et de chacun de nous.

Si la guerre en 1975 n’avait pas eu lieu !

Et que cet État du Grand Liban, proclamé en 1920, indépendant en 1943 et qui a réussi jusqu’en 1975, était resté sur sa lancée.

Si la guerre en 1975 n’avait pas eu lieu !

Et que les réfugiés palestiniens, installés au Liban depuis 1948, n’avaient pas été forcés à quitter leurs maisons et leurs terres et étaient toujours dans leur beau pays.

Si la guerre en 1975 n’avait pas eu lieu !

Et que des millions de nos concitoyens étaient toujours parmi nous et non éparpillés aux quatre coins du monde.

Si la guerre en 1975 n’avait pas eu lieu !

Et que le Liban avait maintenu jusqu’à nos jours son essor économique à l’instar de celui des années 50, 60 et du début des années 70.

Si la guerre en 1975 n’avait pas eu lieu !

Et que cette lente désintégration de l’État était en fait une construction d’un État responsable.

Si la guerre en 1975 n’avait pas eu lieu !

Et que nos routes étaient des autoroutes, et nos généreuses montagnes des havres de joie et de rires, et nos plages les plus enchanteresses au monde et que nos trains sillonnaient nos plaines et nos nombreux aéroports des « hubs » qui ne connaissent plus le sommeil.

Si la guerre en 1975 n’avait pas eu lieu !

Et que tous ces « influenceurs » emportés par cette guerre et ses séquelles, de quelque bord qu’ils soient, étaient encore parmi nous et avaient eu la chance et l’intelligence de se rencontrer, de se réunir et de mettre en œuvre ensemble, unifiés au service de leur patrie, la spiritualité et le discernement d’un Kamal Joumblatt, la noblesse et l’héroïsme d’un Tony Frangié, la sagesse et l’humanité d’un Moussa el-Sadr, la fougue et la détermination d’un Bachir Gemayel, le sacrifice et la droiture d’un Rachid Karamé, d’un Hassan Khaled, d’un René Moawad ou d’un Dany Chamoun, le sens de la stratégie et de l’organisation d’un Abbas el-Moussawi, les visions d’un bâtisseur nommé Rafic Hariri, la bravoure et la morale d’un François Hajj… Sans oublier bien sûr les autres hommes de religion, de l’armée, de la presse ou des politiques tombés sur leurs différents chemins du graal, notre Liban. Mais « les nations n’ont de grands hommes que malgré elles – comme les familles » (Charles Baudelaire, Fusées).

Si la guerre en 1975 n’avait pas eu lieu !

Et que ces millions d’initiatives et de potentialités, malheureusement manquées, de centaines de milliers de nos martyrs connus ou méconnus partis trop tôt, depuis 1975 jusqu’à cette dernière offrande du 4 août 2020, avaient été en fait réalisées et avaient illuminé le ciel de leur pays de centaines de milliers de brillants destins.

(…) « Alors, les rois, les dieux, la chance et la victoire

Auraient été à tout jamais au Liban soumis

Et, ce qui vaut mieux que les rois et la gloire,

Tu aurais été simplement une patrie, mon pays ! »

*« Si », un poème de l’écrivain Rudyard Kipling écrit en anglais (« If »), à l’intention de son fils unique, John, âgé alors de 13 ans, en 1910. Ce dernier meurt durant la bataille de Loos en France, en 1915, lors de la Grande Guerre. Mais son corps ne fut pas retrouvé. Jusqu’à sa mort en 1936, Rudyard Kipling procéda à des fouilles dans la région pour retrouver sa dépouille mortelle. Il est l’auteur de l’inscription qui figure sur la tombe des soldats inconnus britanniques : « Known unto God » (Connu seul de Dieu). En 1991, l’emplacement de la dépouille mortelle du lieutenant John Kipling a été enfin identifié... Ce poème fut traduit en français par André Maurois en 1918.

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