C’est un réflexe auquel il semble difficile d’échapper au Liban : comme lors des manifestations qui avaient éclaté à Tripoli au mois de janvier, les protestations qui ont lieu depuis samedi dans la rue chiite ont tout de suite été soupçonnées d’être instrumentalisées par les partis politiques. Si on ne peut pas complètement écarter cette thèse, aucune preuve sérieuse ne permet toutefois de l’appuyer aujourd’hui, alors que le contexte général d’effondrement dans le pays suffit à poser les conditions nécessaires à l’éclatement de la colère populaire.
Depuis samedi, des cortèges de protestataires se sont manifestés dans la banlieue sud et dans nombre de localités dans la Békaa et au Liban-Sud où le Hezbollah et Amal sont prédominants, pour crier leur colère au même titre que les activistes des régions chrétiennes et sunnites. Sauf que les protestations dans les régions chiites – qui se sont quasiment tues depuis que le Hezbollah a envoyé plusieurs messages musclés aux activistes de sa communauté – ont pris un tournant autrement plus surprenant et menacé de pousser le pays un peu plus dans le chaos. Si la pratique de la coupure des routes avec des pneus brûlés ne détonne pas dans le paysage général où elle est devenue habituelle, le spectacle des motards à Moucharrafié, qui criaient samedi soir leur intention de se rendre à Baabda, a suscité de multiples interrogations. Ce périple en direction du palais présidentiel – annoncé dans une vidéo largement véhiculée sur les réseaux sociaux – n’a toutefois pas eu lieu.
On ne saura pas si cette menace en demi-teinte était sérieuse, si elle a été orchestrée ou non par une partie politique ou si elle n’était guère qu’une réaction impulsive lancée par des jeunes manifestants mécontents d’une situation économique qui se détériore à une vitesse effrayante. La vidéo a été suivie d’une série de rumeurs dont une fausse information attribuée au Courant patriotique libre qui aurait ordonné à ses militants de rester mobilisés et de contrer toute tentative des protestataires de s’approcher de ses bureaux. La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre, créant un climat de tension et des appréhensions de dérapages potentiellement incontrôlables.
Au même moment, des membres du Hezbollah se sont déployés dans la banlieue sud de Beyrouth pour prévenir d’éventuels débordements, alors que l’armée bouclait le périmètre de Dahié. Autant de développements qui ont donné lieu à une valse d’interprétations paradoxales et d’accusations d’instrumentalisation de la rue à des fins éminemment politiques. Premier à être pointé du doigt, le mouvement Amal est soupçonné par certains d’être derrière l’apparition de ces motards voulant se rendre dans le périmètre de Baabda. La tentation d’accuser le chef du Parlement Nabih Berry – à couteaux tirés avec le chef de l’État et la formation politique qu’il représente, le CPL – était forte.
Pour certains analystes, dont ceux du quotidien proche du Hezbollah, al-Akhbar, le locataire de Aïn el-Tiné a souhaité utiliser la rue pour faire pression sur le président et son gendre, Gebran Bassil, afin de les contraindre à déblayer la voie pour permettre la naissance du gouvernement. Le mouvement Amal, tout comme le Hezbollah d’ailleurs, ont tous deux démenti avoir un lien quelconque avec ces mouvements de rue et les actes de subversions commis dans certains quartiers comme à Hamra notamment, où des protestataires « à moto » ont saccagé les commerces.
« Message politique du Hezbollah »
Une thèse difficile à croire pour leurs opposants, convaincus qu’aucun individu ne peut bouger le petit doigt si le Hezbollah ne l’a pas autorisé. Qu’il soit orchestré ou non par Amal, tout mouvement en direction de Baabda ne peut qu’exacerber la fibre chrétienne et susciter une réaction de mécontentement dirigée contre le parti chiite, une large partie de la base aouniste étant déjà assez remontée contre le Hezbollah. Un scénario qui, de toute évidence, n’arrange aucune des deux parties qui ont besoin, pour leur survie, de sauvegarder leur partenariat même s’il est devenu branlant. « Le message politique n’est pas envoyé de la part des partisans ou sympathisants de Nabih Berry mais plutôt du Hezbollah », écrit Mohammad Awad, rédacteur en chef adjoint du site International News et proche des activistes. Il analyse ce qui s’est passé dans la banlieue sud comme étant une « volonté du Hezbollah de protéger le système politique de la fureur des gens affamés. C’est une opération d’encerclement des indigents », dit-il en allusion au quadrillage des quartiers chiites de la banlieue par le Hezbollah.
Baker Karaki, conseiller culturel proche du Hezbollah, dément toute instrumentalisation de la part du mouvement Amal même si, dit-il, il ne porte pas dans son cœur le président et Gebran Bassil. « Ce sont des éléments incontrôlables, des jeunes qui s’enthousiasment et prennent des initiatives de manière un peu impulsive. Ils n’ont pas une rhétorique précise, ni d’agenda politique », assure-t-il.
Rester sur ses gardes
Le Hezbollah semble un peu dépassé par les événements. Ne pouvant ouvertement réprimer, dans le contexte actuel, le mouvement de contestation dans ses localités, le parti chiite tente tout au moins de le contenir et d’éviter les dérapages. La formation de Hassan Nasrallah reste toutefois sur ses gardes. « Il veut contrôler la dynamique révolutionnaire mais non l’interdire et faire en sorte de toujours maîtriser la situation », commente l’analyste et opposant chiite, Ali el-Amine.
Pour preuve, ce message non officiel de mise en garde qui circulait hier sur les réseaux sociaux, appelant les protestataires à rester vigilants et de ne pas se laisser entraîner dans des mouvements de foule « qui ne seraient pas commandités par le Hezb » et qui restent très suspects quant à leurs objectifs. Le message laisse entendre que l’ébullition de la rue chiite viserait à la diviser. Une source proche du parti pointe du doigt avec suspicion la réunion qui a eu lieu hier entre le chef des Forces libanaises, Samir Geagea, et l’ambassadeur d’Arabie saoudite au Liban, Walid Boukhari. Au centre de l’entretien, le mouvement de contestation dans les milieux chiites.
Dans les milieux proches du Hezb, plusieurs lectures de ce qui s’est passé ont été livrées. Il y a ceux qui pensent que le soulèvement de la rue chiite relève d’un complot. D’autres qui se disent solidaires avec les protestataires. S’il n’avalise pas le mouvement de protestation, le parti chiite n’a pas encore une position tranchée à ce propos. Son plus grand souci est d’éviter à tout prix le chaos, indique une source proche du Hezbollah.
Mais c’est ignorer le poids de la situation économique et les difficultés de survie auxquelles sont confrontés l’ensemble des Libanais dont les chiites que de voir de la manipulation politique partout.
Dans la rue, tout le monde le confirme : il y avait parmi les protestataires des proches du mouvement Amal mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils aient été manipulés. Vraisemblablement, la situation économique pèse plus lourdement sur la base populaire du mouvement Amal que celle du Hezbollah. « La majorité des sympathisants du mouvement sont des fonctionnaires de l’État et touchent donc leur salaire en livres libanaises, et celle-ci ne vaut plus grand-chose. Par contre, dans les milieux du Hezb, le dollar circule davantage entre les mains des membres du parti et de leurs familles ainsi que chez ceux qui travaillent dans leurs nombreuses institutions », conclut Ali al-Amine.
S’ils arrivent à imposer leur droit à la liberté et à la souveraineté pour devenir une population libre de s’exprimer sans trouver la mort, de vivre de leur travail sans avoir à se sacrifier pour des causes farfelues et de pouvoir jouir de leurs droits de citoyens à part entière, ils seraient les bienvenus dans cette révolution qui les sauverait en premier. Quant aux zazous sur leurs mobylettes ils ne feraient pas le poids fasse à une population excédée par tant de mépris et d’humiliation. Allez les patriotes chiites montrez donc vos crocs, il est temps que la peur change de camps.
12 h 01, le 10 mars 2021