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Lifestyle - Photo-roman

Dans ses bons jours, il l’appelle « Madamté »

En cette Journée internationale des droits des femmes, en attendant d’en arriver à décrocher des victoires en matière de droits justement, ce que veulent réellement les Libanaises, c’est être écoutées...

Dans ses bons jours, il l’appelle  « Madamté »

Photo G.K.

Dix fois, peut-être même plus, j’ai rejoué la vidéo sur mon écran. La scène avait lieu jeudi dernier, dans l’une des branches du supermarché Spinneys. À la caisse, un homme décharge les sacs de lait en poudre qui débordent de son caddie. Il a à ce point dévalisé le rayon de Nido qu’il n’en reste plus pour la cliente, debout à côté, qui négocie poliment sa part de lait. Sauf que personne ne l’écoute, et l’homme en question résiste et refuse de se séparer du monticule de paquets de Nido empilés devant lui. « Donne un sac à la madame. Donne-lui un sac, juste un. À la madame. Haram Wlo », entend-on un caissier lui dire alors même qu’il serre contre son torse lesdits sacs. Visiblement à bout, la cliente, dont le visage secoué de rage surgit soudain du masque, s’empare d’un sac de Nido qu’elle balance au sol. « C’est du Nido pour mes enfants que je demande ! C’est pour mes gamins. 3ayb 3aleykoun  », honte à vous, assène-t-elle aux hommes qui regardent la scène sans ciller et dont les vociférations couvrent la sienne. Puis elle se retourne et disparaît dans une tempête de larmes. Aussitôt, les hommes autour, employés et clients de l’établissement, en viennent aux mains. « Tout cela pour un sac de lait, », pouvait-on lire en guise de commentaire sur cette vidéo qui a crevé les cœurs et les écrans.

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Ces pubs de Nido

Je vous parie que si cette inconnue s’était battue pour une boîte de thon, un paquet de pâtes ou de clopes, si elle avait réclamé du shampoing, une tranche de viande ou des serviettes hygiéniques, bref autre chose qu’un misérable sac de Nido en poudre, le scandale serait passé inaperçu. Au Liban plus qu’ailleurs, le lait a la symbolique qu’il a. C’est toute la sacro-sainte maternité qu’il raconte. Me reviennent d’ailleurs de mon enfance les images de ces pubs de Nido, où l’on voyait inéluctablement une mère gavant son enfant, un garçon bien entendu, de verres de lait. C’est tout ce qu’elle avait pour lui. Et à force de Nido, le garçon transformé en homme décroche un diplôme pendant que la mère, émue aux larmes, se réjouit d’avoir accompli la mission de sa vie. Suffisamment dépouillées de leurs droits les plus élémentaires, cadenassées sous les verrous du patriarcat, les Libanaises se voient désormais arracher le seul et dernier rôle qu’on leur avait laissé, celui de fournir à leurs enfants de quoi vivre et grandir. « Je n’ai plus de quoi assurer du lait à mes petits, je peux mourir maintenant », criait aussi l’autre jour une manifestante à Tripoli, d’une voix qui ressemblait étrangement à celle de la femme du supermarché. Ses mots renfermaient les millions de mères libanaises que les pillages et autres abus de nos chefs de clan empêchent même d’être mères aujourd’hui. Le pire, c’est qu’en cette Journée internationale des droits des femmes, on se rend compte qu’ici, au Liban, les femmes ont non seulement dangereusement régressé en matière de droits, mais elles n’ont surtout jamais été autant écartées, si peu entendues. L’ampleur de notre crise a fait qu’on les a oubliées. « Il faut des hommes au pouvoir pour gérer ce genre de crise. Une femme n’a pas les épaules pour. » C’est d’ailleurs le ministre de l’Intérieur qui l’a lui-même résumé de la sorte, à la télévision, après avoir dit : « Ce n’est pas grave si les services de livraison sont interrompus les dimanches, que les femmes se mettent à la cuisine. Maalech. » Et pour peu qu’elles soient incluses dans le débat, il se trouvera toujours un morpion en face pour les congédier d’un revers de manche. Pas plus loin que jeudi soir, ce même jeudi, il fallait voir la députée démissionnaire Paula Yacoubian se débattre, et royalement ma foi, avec les insultes misogynes dont la bombardait son ex-confrère Hikmat Dib, député du Courant patriotique libre, seulement au motif qu’elle a osé l’ouvrir et lui tenir tête. « Quand nous passions des lois, tu étais sur les genoux de je ne sais qui. Tais-toi. » Cela semblait beaucoup amuser Marcel Ghanem, pourtant censé modérer la discussion en cas de bavures. Dans combien de salons, parce que c’est là que tout commence, sur combien de tablées les dimanches, à combien de réunions professionnelles et familiales, ce même tais-toi a-t-il résonné, dès lors qu’on intimait à une femme de « la boucler », pour laisser son frère, son père, son oncle, son mari ou un homme parler ? À défaut d’en placer une, la femme se tait, se contente d’être mère et de fabriquer des hommes à coups de Nido.

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Le poids des regards sur leurs épaules

Alors, en ce 8 mars, en attendant d’en arriver à décrocher une ébauche de droit, ce que les Libanaises veulent réellement, c’est être entendues. Elles veulent qu’on entende qu’elles ont d’autres horizons que ceux, étriqués, qu’on leur referme au nez dès lors qu’elles viennent au monde. La virginité jusqu’au mariage à tout prix, sinon l’exclusion de la bourse des femmes à marier ; le mariage coûte que coûte ; un homme de la même confession pour lequel il faut aller à la chasse parce que « gare à vous, il n’y a qu’un homme pour sept femmes au Liban ». Puis des mômes, un garçon au moins pour sauver l’honneur, un job aussi, accessoirement, tant qu’il ne porte pas ombrage à celui du mari, et en tout cas la semaine en cuisine ou la tête dans les couches des gamins. Puis le supermarché en week-end, du lait pour faire des hommes, la mission première de leurs vies. Tout cela à l’ombre d’un homme qu’il faut rassasier de toutes les manières possibles, « prépare-moi un narguilé, fais-moi un massage, sers-moi à manger », un homme qui ronfle et rouspète, qui lui coupe la parole et parfois même, quand le whisky dégénère, s’octroie le pouvoir de la cribler de coups. Dans ses bons jours, il l’appelle Madamté, c’est sa chose après tout. Elles veulent qu’on les entende, les femmes libanaises, quand bien même elles auraient choisi d’autres chemins que ceux, préfabriqués, qu’elles n’ont pas forcément voulus. Les jugées imbaisables, les sales à force d’avoir été violées, les trompées parce qu’elles n’ont pas su satisfaire leur homme, les dangereuses divorcées, les pauvres femmes à chat, les déviantes lesbiennes, les détraquées qui n’ont pas voulu d’enfants, les hystériques qui parlent trop, les idiotes qui sont trop refaites, les qui n’ont pas pu ou voulu trouver d’hommes et qu’on traite au mieux de putes et au pire de Ekht el-rjél, une sous-homme. Elles veulent qu’on entende qu’elles n’en peuvent plus de porter le poids des regards sur leurs épaules, ceux d’une société qui ne cesse de leur tracer des limites, de leur dire ce qu’une femme peut et ne peut pas. Ce qu’elle doit et ne doit pas. Ce qu’il faut et ne faut pas. Elles veulent qu’on entende leurs corps quand ces corps disent non. Non aux baisers d’un oncle scabreux, non aux avances d’un patron tout-puissant qui les sous-paye, non à un passant qui se branle à leurs fenêtres. Elles veulent qu’on entende même leurs silences qui abritent des insultes, des raclées, la brûlure d’une ceinture sur la peau, le trauma d’une main brutalement glissée sous la jupe. Elles veulent qu’on les entende, et aujourd’hui, en ce 8 mars, il le faut plus que jamais auparavant. Parce qu’elles ne sont pas que bonnes à fabriquer des hommes à force de Nido. Elles sont le lait qui fera grandir ce pays. Le parfait échec des hommes au pouvoir n’a pas fini de nous le prouver.

Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

Dix fois, peut-être même plus, j’ai rejoué la vidéo sur mon écran. La scène avait lieu jeudi dernier, dans l’une des branches du supermarché Spinneys. À la caisse, un homme décharge les sacs de lait en poudre qui débordent de son caddie. Il a à ce point dévalisé le rayon de Nido qu’il n’en reste plus pour la cliente, debout à côté, qui négocie poliment sa part de lait....

commentaires (2)

Merci gilles

Danny Mallat

20 h 20, le 08 mars 2021

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Commentaires (2)

  • Merci gilles

    Danny Mallat

    20 h 20, le 08 mars 2021

  • J'ai lu votre article et j'ai pleuré.

    SADEK Rosette

    11 h 30, le 08 mars 2021

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