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Lifestyle - Photo-roman

« Akh », ce mot dont nous seuls avons le secret

Un coiffeur qui ouvre son salon de coiffure un soir de pluie et de confinement, juste pour faire sourire sa cliente. Juste pour la beauté du geste.

« Akh », ce mot dont nous seuls avons le secret

Photo G.K.

De loin, à sa manière de raser les murs, à sa succession de pas prestes mais prudents, à ses poings serrés au creux des poches, à son regard parano qui fronçait au moindre mouvement autour, on aurait dit un dealer contrarié ou un cambrioleur sur le point d’opérer. En prenant bien soin de ne pas être remarqué, il avait furtivement retiré de son sac un jeu de clefs, s’était glissé à l’entrée de l’immeuble, légèrement en retrait de la rue, puis, ni vu ni connu, avait disparu derrière la porte de l’appartement du rez-de-jardin. De l’intérieur, les reflets blafards d’un tube néon avaient aussitôt éclairé un morceau de la rue que personne n’avait jugé nécessaire d’éclairer. Il devait être 18 heures. Pluie torrentielle. Quelques minutes plus tard, son portable avait sonné et il était ressorti l’attendre sur le trottoir, cette fois avec un air d’enfant qui regrette déjà la bêtise qu’il n’a pas encore commise. Lorsqu’elle est enfin arrivée, visiblement ravie qu’il soit là, qu’il ait fait le déplacement rien que pour elle, « merci d’être venu, Jean. J’en avais terriblement besoin ! Merci, ma fi mennak », il lui avait juste demandé de ne pas parler trop fort. « Chut, Madame C. ! Suivez-moi, et faites gaffe à ce qu’on ne vous voie pas. Vous allez me créer des problèmes Madame C. La police, ils sont partout. J’ai horreur d’enfreindre la loi, Madame C., mais je fais ça juste parce que c’est vous, vraiment. Bass kermélik. »

Akh

Bass kerméla, juste pour Madame C., seulement parce qu’elle avait « terriblement besoin » d’une teinture et d’un coup de peigne, le coiffeur de mon quartier avait discrètement ouvert son petit salon d’Achrafieh, un soir de confinement. Et même si j’éprouve d’ordinaire très peu de tolérance envers ces Libanais qui prennent leurs effractions pour des tours de force, et encore moins en ces temps de pandémie, cette scène-là m’avait ému et amusé. Une fois dans le salon secret, Madame C., démasquée, s’était installée en face du miroir où elle avait croisé son reflet, et celui du coiffeur qui s’attaquait déjà à ses racines grises : « On a bien vieilli cette année, ya Jean. » En guise de réponse, Jean s’était contenté d’un simple akh.

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Ce coiffeur dont les clientes et les voisins disaient qu’il parlait même dans son sommeil, « beli3 radio » (il a avalé une radio) ; cet homme aux mille potins, les naissances, les mariages, les adultères de tout le quartier ; cet homme qui ne plaçait jamais de points entre ses phrases et qui les commençaient immanquablement par « tu ne connais pas la dernière ! » ; cet homme qui déclamait de la prose à qui passait sous son peigne et de chez qui les femmes ressortaient plus belles et fortes à force de «  ya hayété », « la plus belle des settét  », « Brigitte Bardot réincarnée », « tu as l’air d’avoir vingt ans », « elle est jalouse de toi, ne lui accorde aucune importance » ; ce coiffeur pourtant si volubile et si vivant, comme le sont tous les coiffeurs de Beyrouth, n’avait plus qu’un akh à raconter. Pour la première fois depuis que Madame C. fréquente son salon, c’est-à-dire depuis une cinquantaine d’année, Jean n’avait aucune vacherie à balancer sur la cliente qui fait son shampoing dans la salle de bains à l’arrière, aucune indiscrétion sur Maya Diab ou la voisine du troisième, aucune théorie du complot ou analyse politique farfelue. Juste ce akh. Ce minuscule mot dont seuls les Libanais ont le secret et qui remplace, aujourd’hui plus que jamais, tous les mots, toutes les réponses qui nous échappent.

Les failles de la beauté

À ce akh, donc, le coiffeur et la cliente clandestins s’était tus, presque de concert. À défaut de la ruche fébrile qu’était cet institut de beauté, entre celle qui dévoile à toute l’assemblée le dénouement de la dernière série turque, celle qui ne jure que par Michel Hayek, celle qui vient soigner son brushing à la chatte avant son troisième enterrement de la semaine, celle qui se crêpe le chignon avec sa mère pendant les essais de sa coiffure de mariage ou celle qui demande un surplus de laque, il n’y avait autour de Madame C. et Jean que quelques têtes de mannequin sur lesquelles des perruques prenaient de la poussière. Et pendant que Jean embobinait sa chevelure fraîchement recolorée autour de bigoudis, puis qu’il y faisait passer, mèche par mèche et d’une même main, une brosse et un sèche-cheveux, un geste appris « en stage chez Jean-Louis David à Paris dans les années 70 », Madame C. n’avait pas levé le nez du vieux numéro de Mondanités qui s’effritait entre ses mains. Après avoir dûment feuilleté ces images d’un autre monde, de ce qu’elle avait appelé « la vie d’avant, ya Jean », Madame C. avait levé les yeux vers son coiffeur et lui avait dit : « Merci d’être venu Jean. Tout cela me paraît si loin, les fêtes, les dîners, les mariages, la joie. C’est idiot peut-être, mais je me sens tellement mieux. Ces petites choses sont ce qui nous empêche de nous effondrer. »Le silence s’était installé, que seuls les crachats d’un vieux robinet venaient par moment entrecouper. J’ai vu Madame C. ressortir de ce petit salon qu’un homme avait traversé la ville pour venir éclairer, un soir de pluie et de confinement, plus belle et plus forte. Plus vivante aussi. Comme à chaque fois qu’elle en sortait. Et elle a sans doute raison, Madame C. C’est peut-être idiot, mais combien sont-elles, ces mains inespérées qui continuent à se tendre à nous, et qui nous rappellent qu’on n’est pas seuls, qu’on est vivants ? Ce sont certes de toutes petites failles où s’incruste quelque chose qui ressemble à de la beauté, au milieu du désastre. Mais, comme l’a si bien dit Madame C., c’est ce qui nous empêche de nous effondrer.

Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

De loin, à sa manière de raser les murs, à sa succession de pas prestes mais prudents, à ses poings serrés au creux des poches, à son regard parano qui fronçait au moindre mouvement autour, on aurait dit un dealer contrarié ou un cambrioleur sur le point d’opérer. En prenant bien soin de ne pas être remarqué, il avait furtivement retiré de son sac un jeu de clefs, s’était glissé...

commentaires (3)

Comme si on y était. Merci , mais Akh y’a baladna. Nous avons mal pour lui.

Sissi zayyat

18 h 25, le 01 mars 2021

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Commentaires (3)

  • Comme si on y était. Merci , mais Akh y’a baladna. Nous avons mal pour lui.

    Sissi zayyat

    18 h 25, le 01 mars 2021

  • Quelle nostalgie à travers la photo et ces lignes si bien racontées. Tout nous pararait si loin au point de ne jamais avoir existé!

    Nancy Bcherrawi

    14 h 20, le 01 mars 2021

  • Excellent, touchant, si vrai... comme d'habitude. Merci.

    manoukian brigitte

    09 h 34, le 01 mars 2021

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