Charbel Nahas a tout à fait raison. Comme il le disait encore il y a peu à L’Orient-Le Jour, les hommes de religion devraient se mêler de… religion, pas de politique. C’est ce qu’on lit dans les livres. C’est aussi ce qu’on observe dans des pays qui se respectent, plus ou moins. Imagine-t-on l’archevêque de Paris ou celui de Lyon organiser des rassemblements pour y discourir sur la vie politique française et s’y livrer à des diatribes contre tel ou tel parti politique ? Non, bien sûr. Eux n’ont aucune raison de le faire.
Or donc Charbel Nahas a tort, complètement… Le fondateur du mouvement des Citoyens et citoyennes dans un État et tant d’autres avec lui semblent, jusqu’ici, ne pas avoir saisi ce qui, depuis longtemps déjà, est devenu une évidence au Liban : la classe politique libanaise et le système bancaire ne sont pas seuls à avoir fait faillite. À leurs côtés, les groupes dits de la société civile, les partis en devenir – même ceux qui voulaient faire du neuf avec du vieux – et toutes les autres formations qui ont accompagné le soulèvement du 17 octobre 2019, après celui de l’été 2015, ont, politiquement parlant, déposé le bilan.
Voilà des années que la classe dirigeante est dans l’incapacité d’avancer la moindre proposition sérieuse pour sortir le pays de sa crise et remédier à ses maux chroniques ou ponctuels ; des années qu’elle est tétanisée par les conséquences de ses propres dérives ; des années que par le concours d’une organisation semi-clandestine embrigadée au service d’un projet qui ne « ressemble guère » au Liban, pour reprendre une terminologie fréquemment utilisée ces derniers mois par le patriarche Béchara Raï, le Liban a sombré dans une somnolence de laquelle il se réveille en découvrant qu’il est devenu un État paria ; des années que par la faute de l’infâme chantage qui nous gouverne – « c’est ça ou la guerre civile » – la sève de la vie politique libanaise a été asséchée à un point tel que le contrat liant les dirigeants aux citoyens ne tient plus qu’en un unique article : le clientélisme.
Quant à la société civile, son échec est, hélas, tout aussi lamentable. Une fois exprimé le ras-le-bol légitime des laissés-pour-compte du clientélisme et des représentants de la bourgeoisie occidentalisée, elle se montre totalement incapable d’aller au-delà de l’éructation collective initiale. Non pas, comme certains veulent le croire, parce qu’elle n’est pas en mesure de s’unir sous la direction d’un chef unique. Quelle idée ! Pourquoi voudrait-on fondre la droite, la gauche et le centre en un seul ensemble ? La raison de sa déroute, c’est, au contraire, qu’étant elle-même obsédée par la perspective de la désunion, elle finit par se refuser à toute démarche politique. On sait ce qu’on ne veut pas et sur ce point tout le monde est d’accord. L’ennui c’est que les problèmes commencent dès qu’on passe à l’étape suivante : dire ce qu’on veut. On sait que la désunion commence là, et alors on ne veut plus rien… juste crier « ça suffit » et abattre quelques statues et idoles.
Dans ce désert, entretenu à la fois par la classe dirigeante et la société civile, sans compter le rôle actif d’une intelligentsia appliquée à manquer toutes les cibles, la parole politique se devait bien d’atterrir quelque part. Et où pouvait-elle atterrir sinon là, où depuis 1920, elle revient toujours lorsque l’État libanais, un ouvrage hélas encore en gestation, se trouve gravement menacé par une crise existentielle ? À Bkerké, bien sûr, n’en déplaise aux idéologues de la laïcisation forcée. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’être maronite pour l’admettre. Car ce n’est guère uniquement en chef d’Église que Béchara Raï s’est exprimé samedi. Il l’a fait surtout en tant que responsable de l’institution qui a voulu et créé l’entité politique libanaise moderne, dans sa pluralité, et qui en est donc la garante. Et s’il l’a fait, tout comme en son temps son prédécesseur, Nasrallah Sfeir, c’est parce que les institutions concernées au premier chef, à commencer par la présidence de la République, ont manqué à leur devoir. D’où, après le discours du patriarche, une lahoudisation (d’Émile, bien entendu, pas de Nassib) de l’actuel titulaire…
Avant le tournant de samedi, cela faisait des mois que le patriarche, tout en soutenant le mouvement du 17 octobre, s’était mué en force de proposition, en l’absence de toute autre dans le pays. Neutralité, conférence internationale, refonte et consolidation des institutions, peu importe : Bkerké met en avant une culture de paix, le Hezbollah riposte par sa sempiternelle rhétorique de guerre, la seule qu’il maîtrise, et le reste du pays est dans un coma profond.
Il faut pourtant se rappeler que Béchara Raï avait entamé en 2011 son patriarcat par une tentative de recentrage politique par rapport à son prédécesseur, jugé à l’époque trop favorable aux options du 14 Mars. Toujours est-il que dix ans plus tard, le constat est que le retour aux fondamentaux de Bkerké a fini par s’imposer.
Mais, sans doute, il y a aussi une dimension politique chrétienne à ce qui s’est passé samedi au siège patriarcal. Moins d’une semaine s’est écoulée entre la conférence de presse de Gebran Bassil et le discours de Béchara Raï. Le premier se voulait le champion de la cause chrétienne, le second du salut libanais. La prestation du patriarche tend à montrer que c’est faire injure aux chrétiens du Liban que d’avancer que leur bonheur dépend du pouvoir du beau-père de l’autre à nommer un ministre de plus ou de moins.
commentaires (11)
Merci de dire tout haut ce que chacun de nous pense en son for intérieur sans vouloir y croire sur l échec politique de la société civile. Mais ne nous méprenons pas! La société civile face au balles en caoutchouc a fait marche arrière parce qu elle savait bien que plus de sang serait une cuisante défaite. Elle donne ainsi rendez-vous avec l histoire du pays aux prochaines élections législatives, qu'elles se tiennent ou non, pour y mesurer sa force. Aussi, je suis convaincu que si à Rome il y avait un autre Pape, la voix de Mgr Rai aurait été perçue bien plus faible. Avec la prochaine visite du Pape en Irak on en saura plus.
Achikbache Dia
00 h 54, le 03 mars 2021