Rechercher
Rechercher

Idées - Point de vue

Peut-on encore se permettre d’avoir peur ?

Peut-on encore se permettre d’avoir peur ?

Photo Bigstock

En psychologie, la peur est une émotion liée à une prise de conscience des menaces réelles ou imaginaires contre notre intégrité physique ou psychologique. Comme l’amour, la tristesse, la colère ou la joie, c’est un sentiment irrationnel ou au contraire réfléchi, qui a des formes variées allant du léger stress au trouble panique. Distillée à petites doses et au stade individuel, la peur peut être salutaire à plus d’un niveau. La peur de perdre ses enfants nous rend des parents plus attentifs, celle de la séparation amoureuse nous maintient dans la séduction, celle du licenciement peut nous aider à nous surpasser professionnellement. Même la peur de l’enfer et du jugement de Dieu nous engage à plus d’humanité.

Dans les régimes démocratiques, une grande partie du travail des gouvernements est consacrée à trouver des solutions aux peurs partagées par tous les citoyens, y compris les plus nantis. Le chômage, l’insécurité, la vieillesse, la solitude, l’indigence ou le réchauffement climatique, autant de problèmes que les dirigeants de la planète s’efforcent de gérer avec plus ou moins de succès. Ce système établi qui organise les sociétés occidentales est parfois enrayé par les pandémies – forcément anxiogènes car difficilement gérables –, comme celle que nous vivons actuellement, ou par les courants extrêmes qui jouent sur les peurs en les exacerbant au lieu de les colmater. Sous leur influence, les individus perdent leurs repères et leur cadre de pensée pour entrer dans un état d’insécurité généralisée.

État d’exception

Dans d’autres régimes, et plus particulièrement au Moyen-Orient, ce sont au contraire les pouvoirs en place qui créent la peur pour mieux assujettir les populations. Elle devient alors une émotion collective, une sorte d’angoisse généralisée qui affecte le raisonnement social et politique, et conforte la tendance à se soumettre à des leaders offrant des lignes de conduite simplistes et autoritaires. Selon Tomas Hobbes, dont la pensée philosophique s’articule autour du pacte de soumission qui découle du désir de sécurité des peuples. « Avoir peur, c’est se préparer à obéir », résume l’historien Patrick Boucheron en se référant au philosophe anglais.

Pour terrifier, il ne faut pas être nécessairement très nombreux, il suffit de s’être construit une aura de terreur. Dans le monde arabe, beaucoup d’exemples étayent ce concept. En Syrie, les Assad père et fils, qui appartiennent à la minorité alaouite, quelque 11 % de la population, ont réussi à maintenir leur régime, largement contesté, grâce une dictature impitoyable reposant sur la torture et les exécutions. Les combattants du groupe État islamique sont mille fois moins nombreux que les musulmans de la planète entière et pourtant, ils parviennent à semer la violence et la désolation jusqu’au cœur des démocraties occidentales, les mettant face à leur faille et leurs faiblesses.

Quant au Liban, le premier générateur de peur depuis la fin de l’occupation syrienne est le Hezbollah. Il n’est pas majoritaire au sein de la population et ne contrôle effectivement que 10 % du territoire, mais par un mécanisme pernicieux d’alliances, de compromissions et d’attentisme, il a réussi à ostraciser tout un pays. Son entêtement à toute épreuve, ses liquidations politiques, ses intimidations verbales et physiques ont fait largement leur effet. Le parti de Dieu a plongé le Liban dans une logique de guerre permanente, créant « l’état d’exception » ou les circonstances exceptionnelles qui, à force de durer, sont devenues quasi-normalité. Cet état d’exception se traduit in fine par la destruction systématique de l’appareil étatique et l’instauration du chaos. Il nous contraint par ailleurs à renoncer à nos peurs ordinaires de citoyens pour nous concentrer sur nos peurs existentielles. Toutes les luttes, aussi justes qu’elles soient, comme la défense des libertés, l’égalité sociale, l’éradication de la corruption et tant d’autres encore, deviennent secondaires par rapport au danger de ne plus exister dans le sens littéral du terme.

Postures d’évitement

Pour pallier la confrontation avec le Hezbollah, les Libanais ont adopté différentes postures d’évitement. Certains, probablement les plus apeurés, se sont alliés à lui et lui servent ni plus ni moins de paravent alors qu’ils pensaient engranger des bénéfices. D’autres couvrent sciemment ses exactions afin qu’il puisse en retour couvrir leur corruption. Beaucoup, dans le déni de leur propre ressenti, ont choisi de ne pas s’aventurer sur son terrain géographique, de ne pas traiter directement ou indirectement avec lui, ni même de prononcer son nom, quitte à ne faire aucune différence sur la part de responsabilité de chacun dans la mise en faillite du pays. Le fameux « Tous, c’est à dire tous » est une émanation de cet évitement. D’autres vont encore plus loin, et dans leur souhait de couper tout lien avec lui et ses adhérents, annoncent de façon plus ou moins affichée un repli communautaire en prônant la décentralisation, le fédéralisme ou même la partition.

Ceux qui annoncent une volonté de confrontation directe avec le Hezbollah sont les moins nombreux. Et pour cause, le courage n’a pas suffi à protéger la longue liste d’opposants éliminés par celui-ci. De toute façon, même si par miracle on obtenait l’instauration d’une justice digne de ce nom ou si l’on mettait un terme à l’impunité des assassins, on ne trouverait pas d’antidote à la peur de mourir. Ce sentiment restera incontournable, juste atténué par l’espoir d’un renversement de situation. Autant cette peur est compréhensible au niveau individuel – n’est pas kamikaze qui veut –, autant elle est, aujourd’hui plus que jamais, intolérable sur le plan de la collectivité. C’est elle qui nous a conduits à une forme d’ordre social mal assumé, basé sur un consensus mensonger, et une notion incohérente de coexistence communautaire et politique sous prétexte de préserver « la paix civile ».

À chacun de nos sursauts de révolte qui suivent les drames que nous vivons depuis 2005, nous ferions bien de nous souvenir de cette expression mille fois relayée par les médias du monde entier au moment du printemps arabe : « Le mur de la peur est enfin tombé. » Elle a fait long feu, car ceux qui se sont dépêchés de reconstruire ces murs n’étaient peut-être pas les plus nombreux, mais ils étaient les plus opiniâtres. Nous avions naïvement cru, et certains continuent d’y croire, que le changement pouvait naître d’un discours, d’un graffiti ou d’une chanson. Il faut beaucoup plus que cela pour que l’équilibre de la peur soit renversé, probablement une volonté politique sérieuse et engagée d’exprimer tout haut ce qui se dit tout bas. 

Fondatrice de l’ONG Madanyat, écrivaine

En psychologie, la peur est une émotion liée à une prise de conscience des menaces réelles ou imaginaires contre notre intégrité physique ou psychologique. Comme l’amour, la tristesse, la colère ou la joie, c’est un sentiment irrationnel ou au contraire réfléchi, qui a des formes variées allant du léger stress au trouble panique. Distillée à petites doses et au stade individuel,...

commentaires (9)

Bien sûr que nous avons peur mais pas de ceux qui sont armés. Nous avons peur parce que nous avons déjà vu le peuple libanais se scinder en plusieurs au premier round de la guerre de 75. Certains ont voulu défendre des étrangers sur notre sol à cause de leur appartenance ethnique et c’est ça qui est terrifiant. Les libanais n’ont rien appris de tous les malheurs qui les ont frappés. Ils continuent à vouloir croire qu’un libanais, parce que d’une autre confession veut autre chose que la souveraineté, la liberté et le droit pour tous les citoyens et que nous sommes un seul peuple et unique. Les quelques événements qui se sont produits récemment prouvent qu’il y a une certaine catégorie de citoyens qui continue à croire aux mensonges des zaims qui font ça uniquement pour leurs propres intérêts et leur seule bête noire est notre union sacrée pour sauver ce pays. Plus ils divisent plus grande sera leur chance de rester en place pour nous détruire tous. Oui tous. Cela est valable pour toutes les confessions présentes sur le sol libanais. Vous êtes assez grands pour vous défendre vous même sans passer par un représentant de votre confession, encore faut il qu’il y ait une cause à défendre puisque en général les libanais aspirent à être tous égaux dans un pays de droits et de démocratie. Si cette union est encore possible alors plus rien ne fera peur aux libanais ils sauront affronter le monde entier et se défendre bec et ongles contres les armes de tous les vendus.

Sissi zayyat

16 h 29, le 07 mars 2021

Tous les commentaires

Commentaires (9)

  • Bien sûr que nous avons peur mais pas de ceux qui sont armés. Nous avons peur parce que nous avons déjà vu le peuple libanais se scinder en plusieurs au premier round de la guerre de 75. Certains ont voulu défendre des étrangers sur notre sol à cause de leur appartenance ethnique et c’est ça qui est terrifiant. Les libanais n’ont rien appris de tous les malheurs qui les ont frappés. Ils continuent à vouloir croire qu’un libanais, parce que d’une autre confession veut autre chose que la souveraineté, la liberté et le droit pour tous les citoyens et que nous sommes un seul peuple et unique. Les quelques événements qui se sont produits récemment prouvent qu’il y a une certaine catégorie de citoyens qui continue à croire aux mensonges des zaims qui font ça uniquement pour leurs propres intérêts et leur seule bête noire est notre union sacrée pour sauver ce pays. Plus ils divisent plus grande sera leur chance de rester en place pour nous détruire tous. Oui tous. Cela est valable pour toutes les confessions présentes sur le sol libanais. Vous êtes assez grands pour vous défendre vous même sans passer par un représentant de votre confession, encore faut il qu’il y ait une cause à défendre puisque en général les libanais aspirent à être tous égaux dans un pays de droits et de démocratie. Si cette union est encore possible alors plus rien ne fera peur aux libanais ils sauront affronter le monde entier et se défendre bec et ongles contres les armes de tous les vendus.

    Sissi zayyat

    16 h 29, le 07 mars 2021

  • Excellent article, clair et profond. Vu de France, je me prends à espérer que le mouvement populaire débouche un jour sur une sorte de "Serment du Jeu de paume" fixant des principes pour les institutions à venir : Neutralité, laïcité, supervision internationale...

    F. Oscar

    09 h 34, le 28 février 2021

  • À t on peur du Hezbollah? Peut être. Mais on a d’surtout peu de retourner à la guerre, moins par peur personnelle mais par peur de se tromper et de retourner 50 ans en arrière. Le Hezbollah n’est pas invincible, loin de la, c’est un colosse aux pieds d’argile, nous l’avons bien vu en 2006 et en Syrie ou sans les russes, la messe aurait été dite. Il a juste besoin d’un contre pouvoir et tout s’effondrera. Sur le plan non militaire, il faut offrir à ses hordes de supporters une alternative. Personne ne veut vivre sous la botte des mollahs, mais ont ils le choix quand leur parti s’est approprié les fonctions essentielles de l’état? L’éducation, les soins de santé, l’électricité gratuite, l’assurance chômage l’assurance pension et l’assurance décès.

    Bachir Karim

    08 h 17, le 28 février 2021

  • La peur est une emotion protectrice. Les gouvernements democratiques ne fonctionnent pas par emotion. Ils n'agissent pas pour proteger leurs citoyens de la peur, mais pour se proteger eux-memes des revoltes et preserver l'ordre.Les dictatures utilisent la peur comme instrument du pouvoir.

    SATURNE

    23 h 34, le 27 février 2021

  • IL FAUT UNE MEGA REVOLUTION QUI DEBARRASERAIT LE PAYS DEFINITIVEMENT DES MERCENAIRES, DE LEURS PARAVENTS, DE LA CAVERNE ETOILEE ALIBABIQUE, DE LA TETE DE L,ECHELLE, DES ZAIMS ET HERITIERS ET DE TOUS LES CORROMPUS ET PREDATEURS BANQUIERS, LES DEGAGER, LES JUGER, RECUPERER LES MONTANTS VOLES ET LES EXILER DANS QUELQUE ATOLL DU FIN DU MONDE, SINON IL N,Y AURA JAMAIS NI LIBAN NI ETAT.

    LA LIBRE EXPRESSION

    22 h 35, le 27 février 2021

  • Le diagnostic exact est résumé en quelques mots dans cet excellent texte. Il les tient parce qu'il sait tout sur eux et sur leur corruption, raison pour laquelle ils ne peuvent pas lui dire stop.

    Shou fi

    18 h 12, le 27 février 2021

  • Excellent article, Mme Anid, vous mettez la main sur la plaie du drame Libanais.....Cependant, je pense que ce facteur d’une peur collective, surtout de mourir qui serait à la base de votre analyse pour expliquer cette soumission sournoise aux diktats du Hezbollah n’explique pas tout: il faut remonter à l’histoire de notre pays qui n’a jamais été une nation homogène, simplement un ramassis de tribus communautaires souvent minoritaires, qui, tantôt faisaient des alliances entre elles et tantôt se faisaient la guerre avec des appuis extérieurs....Jusqu’à la soi-disant indépendance qui n’avait rien changé à ce statut batard de cohabitation communautaire.....Il y’a bien eu la Belle Époque jusqu’aux début des années 70, mais depuis la guerre civile et ce qui s’en suivit, il devenait évident que le modèle Libanais n’était plus viable et qu’il mènerait tôt ou tard vers une implosion sociale irrémédiable, avec ou sans Hezbollah.....Tout le reste n’est qu’une série de compromissions criminelles, d’égoïsmes et d’opportunismes collectifs, le chacun pour soi et Dieu pour tous.... Allez, on a dit du Liban, le pays message?...Oui, c’ est vraiment le message à ne pas imiter!

    Saliba Nouhad

    17 h 42, le 27 février 2021

  • Article passionnant, accessible ,fluide et coherent qui décrit bien le rapport de l'action et de la peur...la peur qui peut être stimulante ou paralysante...la peur archaique et irrationnelle de l'image du père dans le système patriarcal et la négociation rationnelle et réfléchie dans le système démocratique... Bravo Nada

    Bahjat RIZK

    11 h 49, le 27 février 2021

  • Cet engagement a dire tout haut ce qui se dit tous bas a ete relegue au patriarche Raii. Nous saurons cet apres midi si cet engagement est serieux.

    Kammoun Hilda

    10 h 46, le 27 février 2021

Retour en haut